AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de BenoitMX


Souvent on ne retient de L'Education sentimentale que l'histoire d'un amour impossible, et les traits ironiques de Flaubert : les cheveux blancs de Mme Arnoux lors de la rencontre finale, le « Et ce fut tout » lapidaire, suivi des souvenirs de bordel de Frédéric…
C'est un fait que l'amour de Frédéric pour Mme Arnoux est le motif central : son coup de foudre pour elle ouvre le roman et, si Frédéric est un jeune homme qui rêve sa vie et n'arrive pas à vraiment « entrer » dedans, c'est en bonne part du fait de cette Expérience liminaire – les autres expériences qui se présentent à lui ensuite semblent fades et irréelles, si peu dignes d'intérêt… Toute sa vie est magnétisée par Mme Arnoux : les études (qu'il mène en dilettante), les affaires (qu'il gère en amateur), la politique (qu'il suit de loin en loin…) – rien ne compte pour lui que dans la perspective d'approcher Mme Arnoux, de lui plaire, de penser à elle… Et même le « reste » de sa vie sentimentale est régi par Mme Arnoux : ses autres conquêtes féminines sont jamais que des exutoires à ses déceptions avec Mme Arnoux, des palliatifs pour éloigner son souvenir – quitte même à vivre double-vie avec Rosanette et Mme Dambreuse, à leur promettre à chacune simultanément le mariage…
L'amour de Frédéric et Mme Arnoux est central, donc, et s'il apparaît comme impossible, c'est qu'elle est la femme d'un autre – elle n'est d'ailleurs jamais désignée que comme Mme Arnoux, quasi-jamais par son prénom, comme pour sur-signifier son mariage… Encore cette raison n'est-elle pas suffisante : Frédéric n'est pas empêché d'avoir une histoire avec Mme Dambreuse, du vivant même de M. Dambreuse – pas plus qu'il n'est gêné par les bonnes moeurs, quand il s'agit de vivre chez Rosanette… Surtout, Frédéric partage avec Flaubert une grande timidité face à ses sentiments – pour autant qu'ils soient profonds, comme c'est le cas avec Mme Arnoux, moins avec les autres… Et Mme Arnoux est une femme qui, comme le note Albert Thibaudet, « peut vivre dans une réalité triste, mais (…) a besoin de vivre dans une réalité calme » : la passion et l'adultère ne peuvent la rendre heureuse et elle oeuvre, consciemment ou inconsciemment, à s'en tenir éloignée – malgré son amour pour Frédéric.
Amour impossible, c'est dit – mais amour vif et partagé, et qui, même s'il n'est pas « consommé », n'en donne pas moins des moments beaux et forts : les après-midis passés ensemble dans la maison d'Auteuil ; la visite de Frédéric quelques mois plus tard, quand Mme Arnoux lui explique pourquoi elle n'a pas honoré leur rendez-vous… Madame Bovary n'avait jamais pu que fantasmer la grande histoire d'amour – son drame est de n'avoir jamais trouvé homme avec qui vivre ce qu'elle avait lu dans la littérature romantique. Au contraire, Frédéric Moreau et Mme Arnoux ont une véritable histoire d'amour, fût-ce inaboutie, imparfaite, pathétique à certains égards… Malgré la médiocrité de l'époque et leurs propres faiblesses, leur histoire n'en est pas moins empreinte de beauté, d'un certain romantisme… Flaubert honore-t-il là ses propres amours restées platoniques ? Quoi qu'il en soit, l'amour de Frédéric et Mme Arnoux résiste aux ironies de l'auteur (façon de préserver son roman de toute mièvrerie ?) – et même à la dernière de toutes : comment croire Frédéric quand il affirme, en fin de roman, ému par ses souvenirs avec Deslauriers chez la Turque, « c'est là ce que nous avons eu de meilleur » ? de toute évidence, à la lumière des 400 pages qui précédent, le grand souvenir de sa vie n'est pas la Turque, mais bien Mme Arnoux !
Enfin, ce n'est pas faire justice à ce roman que de n'en retenir que l'histoire de Frédéric et Mme Arnoux. D'abord L'Education sentimentale est un roman d'apprentissage, mais d'un apprentissage qui n'est pas seulement sentimental : Frédéric est un jeune homme qui se cherche en général, il cherche sa voie, il cherche sa vie… Ses histoires avec Rosanette ou Mme Dambreuse ne sont pas seulement des « amours secondaires » (cf son amour léger et badin pour l'une, son amour admiratif pour la personnalité de l'autre) ; elles sont des moments où, comme s'empoignant lui-même, Frédéric se met en recherche d'autres vies possibles : pourrait-il avoir (avec Rosanette) une vie hédoniste et frivole qui s'assumerait… ou au contraire (avec Mme Dambreuse) une vie affairée, noblement remplie de politique de haut vol ?
Mais L'Education sentimentale est encore et surtout, au-delà même du roman d'apprentissage, une fresque historique et sociale, doublée d'une galerie de portraits – qui conte l'histoire de ses personnages sur un temps long, les fait se croiser et se recroiser dans des contextes et des rôles différents… Flaubert est ainsi le premier à décliner cette ambition qui sera ensuite reprise par bien des romanciers, jamais peut-être avec autant d'art : faire le roman d'une génération.

Commenter  J’apprécie          230



Ont apprécié cette critique (14)voir plus




{* *}