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Critique de Fabinou7


Je ne sais pas vous mais j'entends souvent « mais de quoi te plains-tu ? On a quand même de la chance… », oui, et ? Aucune opposition. Parce qu'on a de la chance dans notre système de soin (comme notre système démocratique), il nous faut continuer d'être exigeant, parce qu'ailleurs on n'a pas forcément le même « standing », la même « qualité » et que justement on nous admire et on s'appuie sur notre exemple pour améliorer les choses ailleurs, on n'a pas le droit de s'endormir sur nos acquis car c'est précisément là que ça se délite (tiens, d'ailleurs y a « élite » dans délite…).D'ailleurs ne nous pensons pas forcément hors sujet en terme de perfectibilité, car l'expérience peut nous montrer des systèmes de santé bien plus efficients in fine…

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La collection Tract, comme son nom l'indique, présente des textes mêlant actualité et réflexion épistémologique en quelques dizaines de pages, ce format permet d'aborder en synthèse des sujets sociétaux, économiques ou philosophiques d'intérêt commun – partant du constat pragmatique que les citoyens n'ont pas le temps démocratique nécessaire pour approfondir davantage.

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« Cela m'avait marquée : précisément leurs marques ; les corps fatigués alors qu'ils sont jeunes, les peaux sans éclat, les dos et les genoux qui font mal, les organismes et les esprits abîmés ». La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury signe un court texte sur la philosophie du soin, une philosophie qu'elle veut « in situ » : faire entrer la philosophie à l'hôpital pour les patients comme pour les soignants. Pour Fleury, un pays aussi industrialisé, aussi avancé à la fois technologiquement et scientifiquement que le notre ne devrait pas constater un niveau de fatigue, de stress, des corps et des psychés aussi amochés.

« Quelque brigand que nous rencontrerions sur la route, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais demander pitié à notre corps, c'est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau. » écrivait Marcel Proust.

La philosophie du soin est intéressante car elle nous touche absolument tous. Mais ce n'est pas sa particularité : la philosophie politique, du droit, de la justice ou du bonheur aussi nous touche. Mais différemment. Peut-être ces philosophies-là sont-elles plus prisées, plus abondantes sur les rayons des librairies aussi. Est-ce que la philosophie du soin est mise au second plan en raison de l'objet « bassement » matériel de son étude : le corps ?

Pour Fleury, le soin dépasse la notion de maladie d'une part, il s'inscrit dans un choix de société humaniste, garanti par l'Etat de droit, mais il dépasse aussi la notion de corps. C'est essentiel : « on adorerait pouvoir soigner la maladie, la déposer à l'hôpital comme on dépose sa voiture chez le garagiste » nous dit Fleury, or on ne soigne pas une maladie mais une personne malade.

« Prendre soin de quelqu'un, c'est prendre le risque de son émancipation ». le patient d'aujourd'hui est atteint de maladies physiques ou psychiques, de plus en plus chroniques, et il faut composer avec ce patient dans une dialectique moins autoritaire, moins patriarcale, le patient veut comprendre, le soin doit s'organiser non pas seulement pour lui, mais avec lui par le partage du savoir, cela me rappelle la formule de Ruwen Ogien qui déclarait « être malade est en train de devenir mon vrai métier, mais j'aimerais bien être licencié ».

Il faut rendre capacitaires les individus, les émanciper, ne pas opposer vulnérabilité et autonomie. Rendre les individus capacitaires pourquoi ? d'abord pour retrouver une autonomie et un degré de liberté plus important (moins de fatigue, meilleur moral, moins dépendant vis-à-vis des proches – même si à cet égard, les proches au-delà des soignants gardent un rôle crucial : « le soin est une fonction en partage » ) mais également (et surtout pour l'Etat), sociologiquement, en capacité de remplir leurs devoirs économiques et sociaux comme le soulignait, à nouveau, le philosophe et « patient en C.D.I aux Hôpitaux de Paris » Ruwen Ogien dans « Mes mille et une nuits ». Ogien pointe également le fait qu'on peut rendre capacitaire les soignants eux-mêmes, l'exemple de certaines piqûres assez basiques longtemps réservées aux médecins alors que les infirmières pouvaient tout à fait le faire…

« Quand l'État de droit détruit ses citoyens, en leur donnant un sentiment de chosification, il se porte atteinte à lui-même ». Néanmoins on peut penser que l'ambition de Cynthia Fleury (c'est peut-être ce qui la motive aussi à publiciser son action) est contrainte. Les politiques de réduction budgétaires, la santé à plusieurs vitesses selon les classes sociales et les zones géographiques (l'un découlant sans doute de l'autre), le manque de personnel, les cadences infernales aussi bien dans les cliniques privées que dans l'hôpital public, la politique de prévention embryonnaire, le « management déshumanisant, oscillant entre pressions arbitraires et injonctions contradictoires et rendant malades quantité de personnels » que cite Fleury appelant en renfort Jean Oury « bien sûr, si un directeur est sadique, phobique, paranoïaque, tout s'en ressent. On aura beau amener des techniques de pointe, de la psychanalyse de groupe ou autres, on n'aboutira pas à grand-chose. Mais il y a une pathologie qui est entretenue par la structure de l'ensemble hospitalier, par les habitudes, les préjugés… »

Ne nous voilons pas la face, les réductions budgétaires ne concernent pas seulement les urgences, les personnels et les infrastructures, mais également les traitements.
Si certains affirment que les maladies chroniques (qu'on ne peut guérir) sont potentiellement source d'économies pour les industries pharmaceutiques qui renoncent à investir dans la recherche, il n'en reste pas moins que la réduction du remboursement des dépenses de santé (notamment les prix astronomiques de certains traitements) peuvent conduire à ne pas les envisager pour tous.
Cela joue aussi sur les pronostics délivrés par le médecin, et pourtant déjoués par nombre de patients d'où l'enjeu de comprendre les paramètres qui font que l'on refuse au patient tel ou tel protocole.

« Plus qu'un partenaire, le patient doit être un patient expert, un patient compétent ». Pourquoi Cynthia Fleury nous dit que le patient doit faire partie du process, doit bénéficier du partage de connaissance (des formations diplômantes existent d'ailleurs désormais) ? C'est aussi pour avoir, dans une certaine mesure, l'information (peut-être même le discernement) nécessaire à son consentement aux soins, au suivi des effets secondaires de ces médicaments ou encore du refus d'un médecin de lui faire bénéficier de tel ou tel protocole, et je cite (encore) Ruwen Ogien : « ce qui m'est le plus pénible, j'ai l'impression, c'est de me dire que ma vie dépend largement des décisions des médecins de prolonger le traitement ou pas selon des critères que je ne connais pas, mais qui pourraient un jour devenir purement financiers. »

« Dire la vérité au malade est certes une nécessité. Cependant la nécessité de veiller à ce que cette vérité n'affaiblisse pas le sujet et les aidants, mais au contraire les renforce dans leur quête de traitement et de guérison, est tout aussi décisive – d'autant que le régime d'incertitude dans lequel évolue la médecine invite à quelque humilité par rapport à la perception de ce qui est vérité. » Pour Fleury, sans forcément être dans la suspicion évoquée plus haut (hélas parfois légitime), le médecin et le patient ont besoin l'un de l'autre pour mettre en place le soin. Ils ont besoin de se faire confiance, de se dire quand ça ne va pas, cela peut représenter une difficulté pour le médecin de soigner un patient qui – bien que ce soit sa liberté - continue à fumer quand il a un cancer au poumon ou à se goinfrer de sucreries s'il est diabétique, qui ne prend pas son traitement etc, mais le médecin a aussi besoin du patient, car il n'existe pas deux physiologies identiques, deux corps similaires, les réactions, effets secondaires, le patrimoine génétique, les allergies etc diffèrent selon un ensemble de paramètres extrêmement large et donc le médecin a besoin du « retour d'expérience » du patient qui vit dans sa chair et son âme les effets de la maladie comme ceux du traitement, le patient enseigne au médecin sa médecine alors même qu'il espère un médecin totalement compétent pour le guérir, en fait, un peu comme à la télévision on fait face aux « aléas du direct ».

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A lire pour découvrir ce que propose concrètement Cynthia Fleury et nous imprégner de ces réflexions car nous sommes tous confrontés à la maladie, puis pour approfondir, je ne saurais que conseiller le philosophe Ruwen Ogien, disparu en 2017, qui s'est servi de son cancer pour livrer des réflexions essentielles sur notre rapport social aux malades et à l'environnement du soin, qui sans surprise n'est qu'un révélateur de l'état plus global d'un discours social ambiant (infantilisation, dolorisme, domination, culpabilisation, indifférence, tabou, déséquilibre d'information, désocialisation etc).

A ce jour, dans la chaine de conséquences et (ir)responsabilités ayant conduit à une crise sanitaire généralisée, l'adéquation entre les moyens mis à disposition ou supprimés et réduits depuis des années pour l'hôpital comme pour la recherche, les décisions politiques & démocratiques différentes selon les pays, les délais de prise de conscience selon les pays touchés, cet ouvrage peut aider au sursaut pour enfin RE-penser très vite la question du soin dans la cité.

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