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Critique de Presence


L'histoire se déroule avant les événements du premier tome de la série Sandman de Neil Gaiman. Il comprend les épisodes 1 à 6, initialement parus de 2013 à 2015, écrits par Neil Gaiman, dessinés et encrés par J.H. Williams III, avec une mise en couleurs de Dave Stewart et un lettrage de Todd Klein. Si cette histoire se déroule avant la série en 75 épisodes, elle gagne en saveur à être lue après. Ce tome commence par une page d'introduction de Neil Gaiman écrite en septembre 2015, expliquant comment ce prologue est paru 20 ans après la fin de récit et pourquoi il peut aussi se lire comme un épilogue.

Une page rappelle les 3 sens du mot Ouverture. Puis le récit en bande dessinée commence sur une petite planète peuplée de 3 races. Quorian, une fleur carnivore dotée de conscience, rêve et reçoit la visite de Morpheus (sous forme de plante bien sûr). À Londres en septembre 1915, le Corinthien rend visite à un pauvre clerc de notaire. Dans un endroit qui n'en est pas un, Destiny reçoit la visite attendue (car tout est inscrit dans son livre) de sa soeur Death.

Dans son rêve, George Portcullis reçoit la visite de Morpheus. Ce dernier y reçoit la visite du Corinthien. Mais leur conversation est interrompue par un appel pressant. Morpheus se rend dans son royaume, où il est reçu par Lucien (qui papotait avec Mervyn Pumpkinhead). Il s'équipe de son casque, son rubis, et sa sacoche pour l'épreuve qui l'attend.

Que le lecteur connaisse ou non le personnage de Sandman et qu'il ait lu tous les tomes ou aucun il est tout d'abord frappé par la forme luxueuse de la narration. Cette édition se présente sous un format plus grand que celui des comics, avec une couverture rigide, une jaquette très douce au toucher, une introduction en bonne et due forme, et des bonus qui viennent rehausser la saveur du récit. Dès la couverture, le travail de J.H. Williams apparaît luxueux. Plus que des images pour raconter une histoire, il a conçu une structure différente pour chaque page, construit des bordures de case changeant avec la nature de la séquence, réalisé des illustrations magnifiques et exquises, d'une richesse affolante.

Le premier ressenti du lecteur est celui qu'enfant il pouvait avoir en plongeant dans un livre de conte aux belles illustrations. J.H. Williams n'a pas ménagé sa peine et il est à fond à chaque page, sans que cela n'obère en rien la fluidité de la narration, ce qui est déjà un exploit en soi. Il s'agit vraisemblablement de la dernière histoire de Sandman écrite par Neil Gaiman, et rien n'est trop beau pour ce récit. La structure de la première page est à base de cercles se recoupant de haut en bas. Celle de la seconde est à base de tiges de fleur. Un peu après, les cases sont en forme de dent pour évoquer le motif du Corinthien. Et c'est comme ça du début à la fin. Quelques pages après, les cases sont en forme de case, mais à l'intérieur du livre de Destiny (une forme de mise en abîme), puis elles prennent la forme des carreaux d'une vitre. Et tout ça avant la moitié du premier épisode.

Le lecteur observe également que l'artiste change régulièrement d'outils pour s'adapter à la séquence. Il peut réaliser des dessins traditionnels, avec un détourage des formes à l'encre, puis une mise en couleurs complexe réalisée par Dave Stewart. Il peut s'agit de dessins en noir & blanc le temps de 2 ou 3 pages, avec un encrage au trait fin et d'épaisseur uniforme. Il peut sembler que l'image ait été peinte de manière traditionnelle. À 2 reprises, les formes présentent des particularités évoquant les dessins de Jack Kirby. Puis dans l'épisode 3, le lecteur pense immédiatement à Moebius. Au début de l'épisode 4, le lecteur voit ce qu'aurait été une bande dessinée réalisée par Alfons Mucha, avec une touche de Salvador Dali (la montre / sæculum). Puis la cité des étoiles donne l'impression d'avoir été dessinée par infographie, dans des teintes pastel. Et toujours la narration reste fluide, emmenant le lecteur dans des mondes d'une grande richesse.

Chaque page est donc un florilège de savantes structures, et de dessins aux mille saveurs. Quant à ce qui est représenté, la sophistication et l'élégance restent de mise, avec une incroyable intelligence visuelle pour donner une forme à des concepts échevelés. Gaiman indique lui-même qu'il ne s'est pas imposé de limite, en connaissant le niveau de compétence de l'artiste (il suffit de lire Promethea d'Alan Moore pour en avoir la preuve). Effectivement, chaque séquence recèle des trésors d'invention pour pouvoir rendre visuel le récit. J.H. Williams donne une apparence inoubliable à chaque personnage (à commencer par ceux déjà apparus dans la série Sandman, et ils sont nombreux). Il peut intégrer plusieurs dizaines de personnages dans une même image, en s'assurant qu'elle reste parfaitement lisible. Il est aussi à l'aise pour un rendu quasi photographique d'un immeuble délabré de Londres au temps présent, que pour donner une forme conceptuelle au domaine du Temps. Sa versatilité ne connaît aucune limite, d'une petite fille en train de pleurer à une vieille femme en train de divaguer, d'aéroglisseurs de science-fiction à un galion, etc.

Cette histoire bénéficie donc d'un niveau de mise en images qui est celui de tableaux de maître pour chaque page, en conservant le savoir-faire d'une narration séquentielle. Pourtant ce qui transporte le lecteur dès la première page, ce sont bien les mots; les phrases de Neil Gaiman. Lui aussi a pris l'option de luxe, et d'écrire comme s'il s'agissait d'un livre de littérature, tout en conservant une mesure raisonnable pour rester dans le domaine de la bande dessinée. D'une certaine façon, les auteurs ont choisi une forme littéraire très écrite, et très peinture classique pour raconter leur histoire. Dès la première séquence, le lecteur reconnaît la dimension poétique de l'écriture de Neil Gaiman, évoquant le rêve d'une fleur, sur une planète vouée à la destruction. Il n'y a rien de condescendant ou de gnangnan, sans rien sacrifier à la délicatesse.

L'auteur raconte son récit dans une forme sophistiquée avec des déplacements dans l'espace, des déplacements dans le temps, des intrigues secondaires, sans oublier bien sûr sa marque de fabrique, des histoires dans l'histoire. Il a conçu une véritable intrigue, à la mécanique complexe, avec un suspense quant à la manière d'éviter une destruction massive. La distribution des personnages est assez importante, avec l'apparition de plusieurs frères et soeurs de Morpheus (les Endless), et d'autres membres de la famille. L'intrigue emmène les personnages au bout du monde, de l'univers et même en dehors. le péril est à l'échelle de l'univers, et la tactique employée est aussi téméraire que rusée.

Pour un lecteur qui ne connaît rien de Sandman, il est possible qu'il se produise un effet catalogue, où des personnages hauts en couleurs et très intrigants apparaissent le temps d'une scène ou deux, pour ne plus jamais revenir (la vielle dame guidant Sandman dans un asile délabré), générant une réelle frustration. Il est vraisemblable également que plusieurs remarques tombent à plat, et même que la forme de certains personnages ne fasse pas sens. Il reste un récit à la dimension visuelle époustouflante et envoutante, avec une intrigue bien corsée, et une narration aux effluves poétiques inattendues, évoquant la relation entre les enfants et leurs parents sous une forme tellement exotique qu'elle la fait apparaître sous un jour nouveau.

Pour un lecteur ayant lu la série Sandman, il retrouve tout de suite les sensations qu'il lui associe. Neil Gaiman a fait les choses en grand, en incluant plusieurs personnages récurrents de la série, du Corinthien aux Bienveillantes, en passant par beaucoup d'autres. Leurs apparitions donnent parfois la réponse à des questions laissées en suspens dans la série originale, ou bien font écho à de doux souvenirs (par exemple Death ou Destiny, Lucien, et tant d'autres, et même Daniel Hall). Neil Gaiman maîtrise à la perfection l'effet nostalgique, sans se complaire dans l'autosatisfaction : l'effet est d'une rare puissance (vite, vite, il faut que je relise Sandman). Il cite également l'une des histoires de Endless nights, celle dessinée par Miguelanxo Prado, jusqu'à faire mention du Green Lantern Corps (comme il avait mention d'Oa dans le récit consacré à Dream dans Endless Nights).

Pour ce lecteur ayant déjà achevé la série Sandman, de nombreux éléments de ce prologue entrent en résonnance avec les événements à venir. le récit se déroule avant la série et s'achève là où commence le premier épisode de Sandman. Lorsque Morpheus effectue une partie de son chemin, en compagnie d'un chat, ce dernier évoque le rêve d'un millier de chats (épisode 18, paru en 1990). Lorsque Morpheus raconte une histoire à la jeune fille qui l'accompagne pendant un temps, il choisit une histoire d'amour qui fait écho à celle de Nada. À nouveau, les souvenirs affluent, ramenant des émotions encore vivaces, liées à la lecture de ces épisodes.

Très rapidement, le lecteur constate que ce récit ne se limite pas à un exercice virtuose d'évocation de souvenirs avec de meilleures illustrations. L'intrigue est originale et ouvre sur une cosmogonie personnelle, en parfaite cohérence avec les Endless. le lecteur n'éprouve donc jamais une impression de répétition stérile. Toutefois en arrivant vers la fin du récit, il s'interroge sur le sens à donner à ce conte merveilleux, et même sur la nature du dénouement. Il est vrai qu'il est facile de se laisser hypnotiser par cette richesse infinie, et de se laisser porter, sans s'attacher à éplucher chaque détail. Neil Gaiman est dans une forme éblouissante, avec une verve insolente, pleine de d'images évocatrices, laissant la place à l'imagination du lecteur pour les développer ou les compléter en fonction de ses propres inclinations. Au vu de la richesse inépuisable de la narration, il peut se permettre de choisir, de butiner à sa guise, et de négliger certains éléments.

Après tout, peu importe le détail de ce qui est raconté sur George Portcullis, car la musique des mots suffit à contenter l'esprit du lecteur. Quand il est écrit" Peut-être que quand il est éveillé, il est une femme, ou un enfant ou un papillon.", le lecteur comprend bien qu'il s'agit d'installer une atmosphère onirique, de présenter une situation qui relève du domaine du rêve, avec son côté éthéré et brumeux. Il se souvient vaguement que cette histoire de papillon renvoie à un songe de Tchouang-tseu (penseur chinois du IVème siècle avant Jésus Christ, auteur de Zhuāngzǐ) qui rêve qu'il est papillon, et qui se réveille en se demandant s'il n'est pas plutôt papillon qui rêve qu'il est un homme. Un petit moment de poésie dans un récit qui en regorge, mais aussi un présage de ce qui est à venir (sans qu'il soit littéral, ou à prendre au pied de la lettre). Cette histoire mérite que le lecteur prenne son temps pour la savourer, et le récompense au-delà de toute espérance.

Le tome se termine avec une quarantaine de pages, comprenant des interviews des créateurs, réalisées par Shelley Bond, la responsable éditoriale du projet, des explications de J.H. Williams sur les modalités de composition et de réalisation de certaines pages, des explications de Dave Stewart sur les étapes de la mise en couleurs, des explications de Todd Klein sur la conception et la réalisation du lettrage, aux caractéristiques si particulières dans cette série (impossible d'oublier le lettrage des phylactères de Delirium). Il y a également l'ensemble des couvertures variantes, à commencer par celle de Dave McKean qui se fend lui aussi de quelques mots pour exposer sa démarche créative. Tous ces suppléments font apparaître le degré de sophistication et la complexité de réalisation de chaque planche, avec élégance et intelligence. Ils constituent un prolongement agréable et éclairant de cette lecture.

Neil Gaiman n'est pas venu cachetonner pour vendre un peu plus de papier, avec ce prologue. Il a mis les petits plats dans les grands, les responsables éditoriaux aussi, et l'artiste retenu excelle à donner corps à ce récit d'une exigence folle sur le plan visuel. le nouveau lecteur découvrant Sandman sera subjugué par la richesse de ce monde, et la sensibilité poétique de la narration, en regrettant de voir passer si brièvement tant de personnages si intrigants. le lecteur connaissant l'oeuvre sera subjugué par une nostalgie constructive, par un prologue aux riches résonnances annonciatrices, par un regard pince-sans-rire sur le caractère de Morpheus, par une famille dysfonctionnelle, par une ode à l'imagination. Comme l'annonce Neil Gaiman dans l'introduction, ce récit est autant un prologue à la série (avec plusieurs séquences annonçant des chapitres), qu'un épilogue bouclant la boucle, en particulier du fait de la gestion du temps.
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