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Critique de PatriceG


Léon Tolstoï contre le fantasme de toute-puissance (2013)
Renaud Garcia

De savoir que quelque part dans ce monde qui marche sur la tête, un jeune professeur de philosophie qui enseigne dans un lycée, partisan de l'anarchisme, dans le genre petit maître deviendra grand - je le lui souhaite avec force - , a lu les mêmes pages que moi avec cet effet sur soi indicible et prégnant qui ont éveillé en lui peut-être une sensibilité à l'endroit de ce monde d'en bas, ces paysans dans l'âme, avec un attachement viscéral à leur terre qui n'ont simplement demandé que d'en disposer avec Dieu et sans maître, oui sans jamais avoir été maîtres de leur destin spolié par des révolutions successives de peaux de lapin, cela me réjouit le coeur. A la fois pour la résolution militante et lucide de l'auteur Renaud Garcia, et pour son admiration sans bornes envers le "grand écrivain de la terre russe" qui a découvert de par lui-même le bonheur qu'il pouvait en attendre d'écrire si magistralement sur le sort de ces pauvres gens, points d'orgue de ses deux monuments que sont Guerre et Paix et Anna Karénine. Il veut parler de l'humble paysan Karataïev que raconte Bézoukhov le double de Tolstoï, et de Lévine bien entendu.

Mais pour en parler vraiment, il est plus pertinent de laisser la parole à l'écrivain Renaud Garcia :
"S'il on admet une continuité minimale entre les écrits sociaux de Tolstoï et son oeuvre romanesque, certains types de personnages prennent de l'ampleur.. c'est Platon Karataiev que Pierre Bezoukhov rencontre dans un baraquement à Moscou qui semble condenser tout ce que Pierre attend de la vie ordinaire, de la simplicité et du travail humble en termes de régénération morale et esthétique ...C'est aussi l'histoire de Lévine qui offre un contrepoint idéal des déchirements de la vie mondaine des Karénine. Dans son domaine agricole, Lévine fait face aux paysans, dans une tension entre la réforme du mode de production et la conservation des habitudes héritées. En saisissant que le vrai fondement - et le seul problème- de l'économie rurale, c'est le paysan lui-même, sa personne, son rythme et le type de vie qu'il bâtit dans son entourage social et naturel, Lévine soustrait déjà l'analyse économique au dogme quantitatif de la productivité. Si l'on demeure fasciné par ce dogme, on ne manquera certes pas de considérer les paysans décrits ici comme "réactionnaires" et indisciplinables autrement que par la force pure. En un mot, réfractaires à leur transformation en "agriculteurs".

"Un troupeau de vaches sélectionnées dans le genre de la Paonne, une terre fertilisée à l'engrais, labourée à la charrue, divisée en neuf champs de même étendue séparés par des haies d'osiers, quatre-vingt-dix hectares fertilisés au fumier, des semeuses perfectionnées, tout cela eût été parfait s'il avait exploité son domaine tout seul ou aidé de camarades complètement d'accord avec lui. Mais il voyait clairement (l'étude qu'il préparait sur l'économie rurale et dans laquelle il faisait de l'ouvrier le facteur principal de toute entreprise agricole contribua fort à lui ouvrir les yeux) que sa manière d efaire valoir n'était qu'une lutte acharnée, incessante entre ses ouvriers, attachés à l'ordre naturel des choses, et lui-même, partisan d'améliorations qu'il croyait rationnelles. Lutte sourde à vrai dire, ses adversaires ne lui opposant qu'une force d'inertie tout à fait innocente, mais dans laquelle il devait déployer toute son énergie -en pure perte d'ailleurs, car tout allait de travers ; les instruments les plus perfectionnés se gâtaient, le plus beau bétail dépérissait, la meilleure terre ne donnait qu'un médoicre rendement (..) Personne n'avait d'ailleurs la moindre intention de nuire à Lévine ; cela il le savait fort bien. Tous ces gens l'aimaient, le trouvaient "pas fier", ce qui dans leur bouche valait le plus beau des compliments ; mais tous aussi voulaient n'agir qu'à leur guise, tous se souciaient fort peu des intérêts du maître, auxquels ils ne comprenaient goutte et qui forcément s'opposaient aux leurs... "
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