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Critique de Presence


Divertissement bas du front, ou mlatraitance
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Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il regroupe les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2021, écrits par Keanu Reeves & Matt Kindt, dessinés et encrés par Ron Garney, avec une mise en couleurs de Bill Crabtree. le concept a été créé par Reeves. le numéro 1 a disposé de plus d'une vingtaine de couvertures variantes à lui tout seul. le design des personnages a été réalisé conjointement par Garney & Rafael Grampá. C'est ce dernier qui a réalisé les couvertures principales de chaque épisode.

Un homme d'une forte carrure est assis sur un banc dans la rue, sous la pluie, immobile. Une voiture arrive et s'arrête à son niveau. Il entend une phrase : il est temps. B est dans un avion militaire, l'air sombre. Il est en train d'entourer ses mains avec une bande, comme les lutteurs. le responsable de l'unité lui demande comment il se sent. Prêt, est sa réponse. L'autre lui indique d'attendre le signal : B se lève et s'élance par le sas ouvert, ses yeux étant devenu brillant, bleu électrique. Les autres lui emboîtent le pas, mais en descendant avec des cordages. Dans le même temps, une voix désincarnée remarque à quel point le temps est une chose étrange. Puis elle fait observer à B que c'est une date anniversaire : voilà un an qu'ils travaillent ensemble. B a touché terre et le carnage a commencé : il tient un pistolet dans chaque main et une douzaine de personnes sont déjà terre, morts. Les autres soldats prennent pied sur le toit derrière lui. Il y a quelques morceaux de matière cervicale ensanglantée sur les bandes de B. il se débarrasse de son harnais et s'avance, s'engageant le premier dans l'escalier qui descend dans les étages.

Après quelques volées de marches, B arrive devant un soldat ennemi qui tient son pistolet devant lui. Il tire à bout portant en pleine poitrine de B qui se jette sur lui. B lui écrase les mains, lui arrache son flingue et lui enfonce son poing dans le visage, brisant le crâne. En décalé, la psychologue Diana Ahuja déclare à B qu'elle estime qu'ils ont fait de grands progrès, qu'ils ont réussi à établir des connexions, et B lui répond que les connexions ne se terminent pas bien avec lui. B continue de progresser : il vient de pénétrer dans le bureau présidentiel et il se met à massacrer tous les gardes présents, un par un, en commençant par casser une mâchoire inférieure dont l'os est projeté hors de la chair. Puis il fracasse le crâne d'un autre sous sa botte, et il enfonce sa main dans le ventre d'un troisième qui vient de lui tirer dessus. Une fois cette mission terminée, le responsable de l'unité donne ses médicaments à B. Une fois revenu à la base, B est allongé sur une table d'examen, avec de nombreux appareillages de monitoring reliés à son corps : cartographie biométrique, analyse de la régénération, évolution des circuits neuraux, activité cérébrale, observation des phénomènes quantiques. Dans son bureau, Stephen Caldwell, le responsable du service, consulte toutes ces données en temps réel. Une fois pleinement régénéré, B se rend à son nouveau rendez-vous avec la psychologue Diana Ahuja.

Les débuts de cette histoire prévue en 12 épisodes ont généré de nombreux commentaires pour différentes raisons. Pour commencer, l'éditeur Boom Studios a fortement communiqué sur le fait que l'histoire soit imaginée et coécrite par l'acteur Keanu Reeves, l'industrie des comics étant toujours friande de légitimité apportée par la caution de l'industrie du cinéma dont les budgets et les bénéfices sont sans commune mesure avec ceux des bandes dessinées. Ensuite, l'artiste prévu Alessandro Vitti a été remplacé au pied levé sur ce projet très médiatisé, sans raison rendue publique. Enfin, le premier épisode compte 46 pages dont 24 consacrées à un long combat brutal et sanglant, gore et une véritable boucherie. Certains lecteurs ont trouvé ce début écoeurant et superficiel, une forme de divertissement au ras des pâquerettes. D'un autre côté, Ron Garney est fortement investi dans cette longue séquence. En découvrant la couverture, le lecteur peut avoir l'impression d'une forte influence de John Romita junior. Il constate qu'elle est signée et qu'elle est l'oeuvre de Grampá, pas de Garney. Cette influence s'estompe progressivement dans les couvertures suivantes. Effectivement, le dessinateur a fort à faire dans ce premier épisode pour faire passer la brutalité du massacre perpétré par B qui fonce dans le tas, ne craint aucune blessure, et se salit les mains du début jusqu'à la fin. Lorsque B saute de l'hélicoptère, cela donne lieu à un dessin en pleine page en contreplongée comme si le guerrier allait atterrir en plein sur le lecteur situé en contrebas. S'il connait déjà ce dessinateur, il reconnaît son usage des aplats de noir copieux aux formes irrégulières, et il se rend compte que la référence qui lui vient à l'esprit est passée de John Romita junior à Frank Miller, mais sans aller jusqu'à Sin City.

Indépendamment des influences patentes ou non et des conditions de réalisation de ces épisodes, le lecteur constate que Ron Garney a dû disposer d'un temps raisonnable car il réalise une narration visuelle qui en met plein la tête, du début à la fin sans baisse de régime. Ce combat initial est une boucherie, voulue comme telle par les scénaristes, et l'artiste ne fait pas les choses à moitié. Poing transperçant un crane, oeil projeté hors de son orbite, cervelle qui gicle, projection de sang, mâchoire arrachée, bras arraché, nez cassé, peau brûlée, chair éventrée : âme sensible s'abstenir. le lecteur peut juger une telle séquence racoleuse ou immonde, mais le dessinateur effectue une mise en images remarquable. Il sait jouer des aplats de noir, de leur forme, du degré d'imprécision dans la représentation de la chair et de la matière cervicale, en laissant le coloriste donner l'impression de chairs plus ou moins ensanglantées. L'esprit du lecteur fait le reste, et de simples tâches de noir dans une case deviennent un corps détruit, massacré. Par la suite, l'aptitude au massacre de B continue d'être mise en scène, ainsi que nouvelles blessures et morts atroces : enfant se brûlant un bras dans un feu de camp, torse de cheval ouvert en deux par un coup de hache d'une violence inouïe, fracasse de crâne, torse humain éventré à la hache, coup broyé jusqu'à en séparer la tête du corps, monceaux de cadavres ensanglantés, dans une ambiance à la Conan quand la jeunesse de B est évoquée. On peut ne pas aimer le genre, mais force est de reconnaître l'habilité de l'artiste, son sens du dosage, et la complémentarité du coloriste.

Ce long combat en ouverture est donc un morceau de bravoure narrative, et une déclaration d'intention quant au niveau de violence du récit. Ce n'est pas une promesse mensongère et le massacre continue dans les épisodes suivants. Heureusement pour lui, Garney n'a pas que ça à dessiner. le reste du récit se divise en deux lignes temporelles : le présent et 79.000 ans dans le passé. Il se dégage une âpreté singulière dans chaque page. L'artiste impressionne par sa capacité à naviguer entre un niveau descriptif précis, et des formes plus génériques en fonction des besoins. le laboratoire dans lequel le corps de B est examiné sous toutes les coutures associe ces deux niveaux de dessins, pour des décors et des tenues consistantes et évocatrices. Il en va de même pour l'époque préhistorique, avec des décors naturels, une civilisation primitive, des tenues et des accessoires cohérents. le lecteur sait bien qu'il est dans un récit de genre, et il ne s'attend pas à ce que l'artiste effectue une reconstitution savante et fiable, mais à ce qu'il propose un ensemble cohérent sur la base de conventions et de raccourcis acceptables. C'est ce que fait très bien Ron Garney, remarquable en tout point dans ces épisodes.

Il est donc possible que le lecteur éprouve un haut-le-coeur durant le premier épisode et décide d'arrêter là. Il est possible également qu'il reconnaisse ce premier épisode comme de la violence mise en scène sous forme de divertissement, et qu'il apprécie l'investissement des auteurs pour créer des pages avec un minimum d'inventivité et une narration visuelle on ne peut plus percutante. L'intrigue apparaît progressivement : B est né il y a 79.000 ans (environ), fruit de l'amour de sa mère avec une divinité. Il prend un véritable plaisir dans le massacre, pas juste dans le combat. Il se remémore progressivement cette époque au cours des séances avec Diana Ahuja. Il y a vraisemblablement Stephen Caldwell, le directeur, qui a ses propres objectifs pour militariser ou tirer profit des résultats des analyses faites sur le métabolisme de B. Et c'est tout, on peut passer au tome 2. de ce point de vue-là, c'est un récit de violence exacerbée et voyeuriste, assez malsain. Il est aussi possible de regarder cette histoire du point de vue de B. du fait de sa croissance accélérée, il n'a pas eu d'enfance normale, et son père en a tout de suite fait un combattant, mettant à profit sa force et sa rage, pour annihiler tous les clans alentour. Avec l'avènement de la médecine et des technologies d'analyse médicale, il est devenu un objet d'examen depuis des décennies. Enfin B éprouve une forme de dégoût de lui-même car il a conscience de sa rage inextinguible lors des combats, la seule activité qu'il maîtrise. Il y a là une forme de destin tragique, mais aussi d'enfance volée, d'enfant endoctriné par son père, d'individu n'ayant de valeur que par les vies humaines qu'il massacre, et de mal de vivre.

Ce premier tome (sur 3 prévus) met mal à l'aise d'entrée de jeu par une longue séquence de combat qui n'est qu'un massacre perpétré par B sur des individus n'ayant aucune chance d'en réchapper. le lecteur se retrouve vite impressionné par la qualité de la narration visuelle, violente comme exigée, entre description sans prendre de gants, et dessins évocateurs tout en suggestion. Il hésite entre ne considérer ce récit qu'au premier degré ou faire le pari que la suite montrera qu'il y a plus à y trouver.
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