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Critique de Levant


"Dans les vallées, les paysans mâchent des feuilles de mastala depuis des siècles. On les appelle les "mangeurs d'étoiles" en dialecte cujon. Cela leur procure beaucoup de bonheur et de bien-être, cela compense leur sous-alimentation, et on ne peut pas leur ôter ça, sans rien leur donner d'autre à la place. "
Voilà un ouvrage qui ne dément pas le formidable talent d'écriture de Romain Gary. Il se livre là à une dénonciation de la grande Comédie humaine chère à Honoré de Balzac, poussée ici dans les retranchements de la déraison.
C'est un ouvrage construit en deux parties d'inégales longueurs et intensités. Une première partie titrée "La nouvelle frontière" qui nous fait osciller autour de valeurs et leur contraire. Comme une frontière mouvante entre les cultures, les religions, que l'histoire d'un pays d'Amérique latine - qui ne dit pas son nom mais dont on apprend qu'il a été colonisé par les Espagnols - a fait s'entremêler dans la contrainte, pour parvenir au 20ème siècle à cette émulsion instable, laquelle profite de la moindre saute d'humeur pour redissocier les densités inégales.
Dans son exploration de la nature humaine, toutes les oppositions sont à la fête sous la plume de Romain Gary. La folie et la raison, la vérité et le mensonge, le bien et le mal, le beau et le laid, la grandeur et la bassesse, le talent et la médiocrité, la trahison et la loyauté, pour finir dans un exercice de funambule ivre au-dessus du gouffre du désespoir. le désespoir d'un indien, José Almayo, devenu président de son pays et qui, dans sa revanche sur l'histoire de son peuple, se brûlera les ailes au mirage d'un pouvoir illusoire. Car il faut "bien autre chose que "l'indépendance" pour tirer les "primitifs" des pattes des colonisateurs."
Il ne parviendra jamais à faire rêver, ses congénères encore moins que les autres. En mythe expiatoire, il se fascinera alors pour les artistes, les illusionnistes en particulier. Ceux qui savent hypnotiser leur auditoire et quitter la scène en triomphant de la grandeur du mystère qu'ils ont répandu sur lui, y compris sur les plus incrédules. Quand lui, petit indien d'un village reculé auquel personne ne croyait, devenu maître du pays, devrait se contenter du mystère de la mort.
"Jack" est le titre de la deuxième partie. C'est aussi le nom de ce maître de l'illusion que José Almayo poursuit de sa convoitise. Dans sa course folle et désespérée, imaginant tous les stratagèmes pour gagner les puissants à sa cause - même celui de tuer sa mère pour se conférer un statut de victime - il veut capter le pouvoir de ce saltimbanque. Il veut s'approprier sa force. Car "Il savait qu'il y avait une chose que les indiens ne pardonnaient jamais, et c'était la faiblesse." de faiblesse, il n'aura donc jamais avec quiconque. Pas même pour lui.
Cependant, même avec ses blessures d'orgueil de dictateur déchu, il conserve à nos yeux un fond de sympathie. Car on sait que sa rancoeur vient du fond des âges, transmise dans le sang, de génération en génération, depuis que des êtres casqués venus à bord de galions ont fait main basse sur leur richesse, au premier rang desquelles leur fierté de peuple libre.
Point d'intrigue sulfureuse dans cette fiction. Romain Gary sait que la complexité de la nature humaine se suffit à elle-même pour entretenir l'intérêt du lecteur. Il a raison.
Quant à moi, je ne suis plus un lecteur crédible lorsqu'il s'agit de Romain Gary. J'ai perdu toute objectivité pour la critique. Je suis acquis à la cause de cette sagesse subtile qui a fait sienne la souffrance de l'humanité. J'achète ses ouvrages les yeux fermés.
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