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Critique de Amby88


Les Zaga sont une illustre troupe de saltimbanques. Leur existence est vouée à une haute mission : ne pas succomber à la triste réalité mais faire triompher le rêve, l’imaginaire, la fiction pour la joie et le salut de tous. Jongleurs, comédiens, alchimistes, astrologues, guérisseurs, cette famille a traversé les siècles sur un air d’opérette distillant le rire, l’espoir, le merveilleux aux personnes croisées sur leur chemin sinueux. Certains ont fini par se prendre eux-mêmes au sérieux, or, comme « rien n’est plus pénible à voir qu’un illusionniste qui succombe aux choses telles qu’elles sont et n’a plus le courage qu’il faut pour en inventer d’autres », la grande tradition des Zaga doit persister.

Dans les premières années du XVIIIème siècle, sous le règne de Pierre le Grand (fondateur de Saint-Pétersbourg et empereur de toutes les Russies), Renato Zaga (grand-père du narrateur et personnage principal Fosco), a fui Venise pour la Russie « avec pour tout bien, un singe savant, quelques saintes reliques, un costume d’arlequin et cinq piegeni, ces masses creuses en bois en forme de bouteilles qu’utilisent encore aujourd’hui les jongleurs ». Il s’est rapidement « mis au goût du jour » assurant réputation, fortune et confort à ses descendants.
Nous suivons l’histoire de Fosco Zaga, son petit-fils. Celui-ci nous raconte, depuis le XXème siècle – alors qu’il est devenu un auteur reconnu et adulé – son enfance, adolescence et passage à l’âge adulte aux côtés des trois autres personnages principaux du livre. Son précepteur, le vieil Ugolini, qui promène partout avec lui une malle avec les costumes traditionnels de la Commedia dell’arte ; son père, Giuseppe, qu’il admire et jalouse à la fois ; sa belle-mère Teresina avec sa chevelure flamboyante, son « cul magnifique » et ses « mollets de paysanne ».
Menacés par l’Eglise orthodoxe, concurrencés par de nouvelles générations de charlatans, en délicatesse auprès du pouvoir, jalousés par beaucoup, les Zaga doivent fuir la Russie aux environs de 1780 pour Prague la « glaciale », les forêts de Bavière et le « royaume d’Albrecht Dürer » avec un objectif en tête : retrouver Venise, la Patrie, et tout ce qu’elle symbolise.

Bien que le narrateur enjambe allègrement les siècles, on suit facilement son apprentissage et les différentes étapes qu’il traverse. Plus qu’une histoire avec une trame précise, chaque chapitre est un nouveau tableau dans la continuité du précédent et peut se lire individuellement avec la même délectation.
Roman complexe, aux multiples références, jonglant avec beaucoup de styles et mélangeant fait historique, pastiche, romance, autobiographie ou pure invention, Gary se régale et nous perd avec jubilation. On découvre le règne de Catherine la Grande sous un nouveau jour. Ses nombreux amants et humeurs changeantes ne sont pas des inventions, mais l’auteur a pris un malin plaisir à la constiper au point d’influencer ses choix politiques. Le destin des Zaga – Giuseppe étant un brillant guérisseur – est donc suspendu pendant un temps au « caca de la reine ». On croise Casanova, Cagliostro, Freud, Pouchkine ou Lénine au détour d’une ligne ou d’une référence. On traverse en suivant les pas des Zaga la révolte du « petit peuple » menée par Pougatchev (1773-1775), avant qu’elle ne soit écrasée dans le sang. Pour assurer leur survie, nos enchanteurs doivent en effet divertir chaque jour les cosaques livrés à leur triste sort. Une des scènes les plus poignantes du livre raconte le bal de ces soldats tristes et rancuniers au point de danser furieusement sur des estrades portées à bout de bras par des nobles emprisonnés, jusqu’à ce qu’ils soient écrasés sous le poids. On s’émerveille des stratagèmes mis en place par Giuseppe Zaga pour assurer la survie des juifs au moment de l’épidémie de peste de 1771 à Moscou ou de ses combines aux cartes avec le nain Van Kroppe de Jong, illustre docteur, qui a démontré l’immortalité de l’âme par les mathématiques. On explore avec Fosco la mystérieuse « forêt enchantée capable de toutes les métamorphoses » qui symbolise son enfance, on guette avec lui les servantes au bain ou l’on se perd dans le grenier aux merveilles des Zaga. Enfin, Gary, nous dresse avec talent et virtuosité un portrait très complet des grandes évolutions des sociétés européennes à cheval entre XVIIIème et XIXème. On découvre également l’histoire des Saltimbanques et une foule d’anecdotes passionnantes sur un mode de vie si particulier.

L’amour, parfois très grivois, est bien entendu au cœur du roman. Celui très émouvant de Giuseppe pour son fils. La mère de Fosco est en effet décédée en le mettant au monde, son père assure donc toute son éducation. L’amour de Giuseppe pour Teresina est plus trouble. Malgré sa solide réputation auprès des femmes, la sienne se refuse toujours de céder à la jouissance. A tel point qu’il imagine des artifices pour prolonger les ébats (sorte de viagra avant l’heure) pour enfin lui « arracher des cris de plaisir ». Mais, la grande histoire est, bien entendu, celle de l’amour impossible entre Fosco et Teresina. A peine plus âgée que lui, Fosco en est éperdument amoureux. Teresina refuse pourtant de lui céder pour qu’il puisse continuer de l’imaginer et vivre ainsi éternellement à travers lui. En bon enchanteur, Fosco s’est donc promis de « l’imaginer toujours » par la toute puissance de l’encre, du papier et de la plume.

Enfin, la thématique principale du livre est, à mon sens, celle du combat qui se décline sous de nombreuses formes et se mène sur tous les terrains : combat pour survivre ; combat contre la mort « cet auteur inconnu et pourtant si craint et si révéré que l’on dit cacher dans les coulisses » – considérée comme une défaite absolue, on la fuit comme la peste, on l’écarte avec mille stratagèmes et l’on doit parfois sa survie à un automate roulant seul au milieu d’un incendie – ; combat contre « Monsieur le Temps Sa Majesté si germanique », ce « grand propriétaire terrier, barine toujours pressé de faire ses récoltes » et qui n’a de cesse de vouloir traverser nos existences ; combat enfin de chaque instant pour « lutter contre une réalité odieuse par la seule puissance de l’imagination et du rêve », ne pas lui céder un seul pouce et lui résister. Gary semble vouloir crier que cette lutte continue toujours et n’a jamais été aussi vitale à mener. La question étant de savoir si l’imagination et le rêve sont les seuls combats qui méritent encore d’être menés. Sa vie semble prouver le contraire.
Les Enchanteurs est le quatrième ouvrage que je lis de Gary après la Vie devant Soi, les Racines du Ciel et Chien Blanc (trois livres remarquables avec des thématiques et des styles totalement différents). Chaque nouvelle lecture renforce mon admiration pour ce grand auteur et personnage mystérieux du XXème siècle. Je n’ai plus qu’un désir, lire le suivant.






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