Citations sur La surface de réparation (26)
- Dans ces conditions que peut-il faire ? Ou bien il est lui-même, mais dans beaucoup de cas il sera incompris, rejeté, maltraité parfois. Ou bien il nous imite pour tenter de passer inaperçu, être tranquille, ce qui est son objectif principal.
Il ne faut pas croire qu'il est toujours facile d'être dans la rage. On est parfois content de découvrir qu'on peut être un imbécile comme un autre. C'est comme de se gaver de friandises trop sucrées en regardant une comédie à deux balles. On sait parfaitement qu'on aura mal au ventre et que rien ne nous restera de ce film, mais, sur l'instant, ça fait du bien.
Quand on est footballeur, il y a toujours des demoiselles qui vous tournent autour, et c'est plus facile de dire oui que non.
Une personne atteinte de ce syndrome ne perçoit pas les choses de la même manière que vous et moi. Ça ne veut pas dire qu'elle est folle ou débile. Bien au contraire. Par contre un Asperger est réellement différent, et il faut tout le temps en tenir compte.
Ce qu'il faudrait c'est trouver une pépite. Un joueur qui permettrait aux supporters de rêver et à ses équipiers d'être aspirés vers le haut. C'est ce qui s'est produit à Nancy quand Platini s'est révélé. Mais des Platini, il y en a un tous les cinquante ans, et aucun ne va débarquer à Sedan. Moi, ce que j'ai sous la main, c'est surtout des Kevin Rouverand. C'est le buteur du groupe, enfin, quand il est dans un bon jour. Un mètre quarante-trois à la toise, un centre de gravité très bas, une patate du droit. Il pourrait vraiment faire quelque chose, mais, question motivation, on est loin du compte. Il se promène sur le terrain avec son petit talent sous le bras, il a l'impression d'avoir tout le temps devant lui. Il attend comme beaucoup de ses copains, la proposition d'un club important. Il feuillette les journaux de bagnoles, il pianote sur son téléphone, il sculpte ses cheveux avec du gel. Il se voit déjà arrivé, alors qu'il n'est même pas dans le train.
Béatrice portait un chemisier ouvert exagérément et une jupe très courte, mais ce n'était rien à côté de son maquillage. Sa volonté de séduction avait quelque chose de douloureux.
- C'est le plus difficile pour moi, un tiroir vide. Je ne sais pas ce que je dois en faire, le laisser comme ça, le remplir, mais alors avec quoi ? A chaque fois que ma mère déménage, c'est ce qui me fait le plus peur. Tous ces vides à remplir.
- Tu vois le football comme les échecs, c'est ça ?
- En plus simple et plus répétitif.
- J'oubliais.
- C'est la vérité.
- Admettons, mais dis-moi une chose : si tu étais sur le terrain, ce serait à quel poste ?
Il s'est mis à mâcher plus lentement. Il réfléchissait. Il regardait le schéma du jeu qu'il avait reproduit, face au but. Chaque joueur avait son numéro, correspondant à celui qu'il avait repéré sur la vidéo. Je me demandais s'il allait répondre à ma question. Son visage était plus impénétrable que jamais. Il a raclé soigneusement le fond du bol, il n'en a pas laissé une miette, puis sa main s'est avancée vers le cahier et son index a désigné le joueur numéro 1, placé au milieu des cages. Le goal, bien sûr. J'aurais dû y penser. L'ultime rempart. Le joueur qui défendait la ligne et dont les déplacements s'apparentaient le plus à une pièce sur un échiquier.
Ma mère avait dit, de sa voix pointue, "Malgré tout, on a eu de bons moments, non ?". Et tout est parti de là.
J'ai marqué un temps d'arrêt, comme s'il fallait que cette phrase arrive à mon cerveau. Je l'ai regardée longuement pour évaluer si elle avait mesuré l'effet de ses mots. J'ai vu son visage pâlir, pressentant la catastrophe.
J'ai soupiré, hoché un peu la tête, comme un boxeur qui comprend que la match ne sera pas terminé tant qu'il n'aura pas mis son adversaire au tapis, et j'ai commencé à lui répondre, d'une voix calme, presque détachée. Ce n'était d'ailleurs pas véritablement une réponse, plutôt un réquisitoire. Tout y est passé, avec méthode et précision, de ce que j'avais à reprocher à mon enfance. Les humiliations, les interdictions, les incompréhensions, je n'ai rien laissé de côté, des petites blessures d'amour-propre au jour grandiose où mon père m'avait cassé le bras en me jetant dans l'escalier, comme un vulgaire pantin, et où j'avais dit au chirurgien, aux amis de la famille et même à mes copains d'école qui j'étais tombé par étourderie.
J'avais pu évaluer avec quelle facilité la démence pouvait s'emparer d'un homme qui construisait des garages en bois, vous prenait sur ses genoux, vous lisait des histoires. J'avais vu mon père devenir cette mauvaise bête, presque malgré lui, qui ne cherchait qu'à me briser, m'enfermer, parce qu'il avait perdu son travail. Parce que le monde social l'avait mis en échec. On était donc si peu de choses ? Ca voulait dire qu'on ne pouvait faire confiance à personne. Que personne n'était à l'abri de la déchéance, et moi non plus. Puisque tout dépendait des circonstances. Ca voulait dire qu'il fallait un arbitre et des cartons rouges, et toujours rester sur le qui-vive.