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Critique de Eric75


Deux mots clés sous-tendent en grande partie l'humour de cet album : vin et charbon. « Vins et Charbons », c'est justement la devise invariablement uniforme et le message subliminal que délivrent les enseignes des petits commerces de Gergovie (page 16). Ces derniers sont les transpositions carrément anachroniques des « Bougnats » ou cafés-charbons tenus par les « Auvergnats de Paris », arrivés dans la Capitale avec l'exode rural et reconvertis en vendeurs de boissons et de charbon au XIXe siècle.

Le thème du vin et de la picole est présent dès la première page avec l'apparition d'un centurion ivrogne qui prend possession du fameux bouclier et se révèlera plus tard être Ballondebaudrus, centurion en disgrâce vu son penchant pour la dive amphore (page 40). Ballondebaudrus deviendra le compagnon de beuverie de Caius Joligibus (page 43), ce dernier étant également un buveur invétéré (page 36) et par là même un piètre agent secret trop bavard sous l'emprise de l'alcool. Les Gaulois ne sont pas en reste, Abraracourcix, malgré ses problèmes de santé, n'hésite pas à revendiquer le dicton (page 9) « Un bon vin ne peux faire que du bien », tout en se servant copieusement à partir d'une amphore suspendue sur l'épaule, ce qui ne va pas arranger son cas.

Quant au charbon, il est à l'évidence à l'origine d'un gag récurrent et permet à tout un chacun de se cacher (sous un tas de charbon, dans une charrette de charbon, dans la cave à charbon…) et de ressortir aussi noir qu'un mineur de fond. C'est vrai pour Astérix et Obélix mais aussi pour une légion entière de Romains à la recherche du fameux bouclier. Vins et charbons seront les deux responsables de la déroute de la garnison romaine de Gergovie qui perdra ainsi la face devant Jules César (page 47) en montrant un pitoyable spectacle, les Romains étant soit saouls, soit maculés de charbon (donc noirs dans tous les cas).

Cet album, le 11e de la série, paru en 1967, poursuit avec le même niveau d'exigence l'âge d'or de la grande époque Goscinny-Uderzo, les gags sont légion (si j'ose dire), les références historiques et les jeux de mots abondent, y compris dans les patronymes des protagonistes, le comique de situation est omniprésent, le scénario déroule une véritable enquête, réservant même au lecteur quelques rebondissements, enfin, le trait de crayon d'Uderzo est définitivement irréprochable.

Je me suis un peu avancé, lors d'une précédente critique d'un album de la série, en indiquant que les références à la seconde guerre mondiale et à l'occupation étaient rares chez Astérix. Je me rends compte que tel n'est pas le cas. La seconde guerre mondiale est plus ou moins évoquée dans tous les albums avec pour toile de fond l'invasion romaine et l'occupation de la Gaule (sauf dans Les Goths et Les Normands où l'on observe un changement d'envahisseur de référence, mais les clins d'oeil persistent avec l'évocation d'un IIIe Reich belliqueux et conquérant et celle d'un Débarquement sur les plages de Normandie). On peut ajouter à cela l'allusion à la Résistance notamment lyonnaise dans le Tour de Gaule, la collaboration avec l'ennemi dans le Combat des Chefs et les quatre notes de l'indicatif de Radio Londres entendues Chez les Bretons. Dans le cas présent, au-delà de la Gaule occupée par les Romains, on rencontre dans le Bouclier arverne une allusion évidente au Régime de Vichy : nos héros partent en cure, sont à la diète, et se rendent dans la ville thermale d'Aquae Calidae (Vichy). Pour la Gaule occupée, la défaite est amère : si l'emplacement de Gergovie est encore connu de tous, beaucoup de personnages dans l'album semblent avoir totalement oublié où se trouve Alésia…

L'accent arverne (ou auvergnat) est l'un des ressorts comiques de l'album, les "zeu" se prononcent "jeu" et les "seu" prononcent "cheu" comme dans "Chéjar" (« et les "cheu", ils les font, ils les font, mais à la place des "seu", c'est des fadas, c'est des fadas… » aurait pu dire Galabru avant d'ajouter : « dur, dur, y'a que ceux qui sont dans le charbon qui vivent bien ! »). Ainsi, certains Romain peuvent disposer de patronymes en us mais d'un type nouveau grâce à cette prononciation locale : Tullius Fanfrelus (fanfreluche). Marcus Perrus (perruche), Ballondebaudrus (ballon de baudruche), Lucius Coquelus (coqueluche).

Parmi les jeux de mots notables issus de cet album, on peut citer : « – Abraracourcix, où sont tes Gaulois ? – Mes Gaulois sont dans la pleine » (réponse d'Abraracourcix à Diagnostix, en référence aux paroles de la Marche Lorraine et de ses parodies successives, page 12) ; « – Ben oui, ô César… Nous n'avons pas de souvenirs de la Guerre des Gaules – Sans commentaire » (réponse de Jules César à Tullius Fanfrelus, en référence au titre de son récit historique : Les « Commentaires sur la guerre des Gaules », page 18).

La description parodique de l'Entreprise Michelin constitue l'une des curiosités *** (vaut le voyage) du parcours. Goscinny et Uderzo nous font découvrir de l'intérieur le « monde de la grosse industrie » (page 29), avec son lot de bizarrerie : le culte de la personnalité du chef (le patron, Lucius « Coqueluche », est surnommé « le Maître » par sa secrétaire, page 28), la messagerie interne (pages 28 et suivantes), les open-spaces (page 29), la gestion documentaire des courriers anonymes et confidentiels (page 32).

La représentation des Noirs (dois-je dire Renoi ou Black ou… Numide pour ne pas choquer ? On ne sait plus trop…) est source d'un humour clairement daté des années 60 qu'il serait sans doute difficile de promouvoir de nos jours. Attention, je vais une fois de plus aborder un aspect que d'aucuns qualifieront sans doute de non politiquement correct ou de tabou. Les plus sensibles pourront s'ils le souhaitent sauter le paragraphe. Vous aurez noté que je prends des précautions plutôt deux fois qu'une. J'ai adressé une lettre à mon avocat, au cas où il m'arriverait quelque chose. Premier constat : les Noirs ont la lèvre charnue et l'accent prononcé. C'est habituellement le cas de Baba, vigie des pirates, qui n'apparaît pas ici, le déplacement se faisant à l'intérieur des terres. C'était le cas dans Astérix Gladiateur des porteurs numides du préfet Caligula Alavacomgetepus, du masseur numide des thermes de Rome et du gladiateur numide amateur de charades. D'autres porteurs numides apparaissent également dans Astérix et Cléopâtre et dans le Bouclier arverne. Tous ont une parure ridicule avec des plumes d'autruche sur la tête. C'est comme ça, tradition hollywoodienne oblige. Ceux du Bouclier arverne qui transportent Tullius Fanfrelus sont néanmoins plutôt sympathiques et, au fur et à mesure des déboires de leur maître, ont la mine de plus en plus réjouie voire franchement rigolarde (pages 14, 15, 20 et 21).

Dans le Bouclier arverne toujours, on rencontre un système de messagerie interne assez génial et loufoque qui consiste à faire circuler les messages par porteurs numides de petite taille enfermés dans les caissons des bureaux (pages 28 et suivantes). Deuxième constat : nous rions beaucoup de la mise en situation de ces Numides, qui ne sont ni plus ni moins que des esclaves noirs ordinaires, et de surcroît de petite taille…

La pensée woke et les sensitivity readers n'existant pas en 1967, il est encore possible de rire aujourd'hui de gags sortis de l'imagination débridée d'un Goscinny et magnifiés par le trait acéré d'un Uderzo en grande forme. Pas sûr que l'idéologie woke et la Cancel culture auraient eu l'heur de plaire aux deux auteurs… D'ailleurs, Anne Goscinny, fille de, s'est émue récemment dans un article du Parisien de l'opération de réécriture « non offensante » menée par les ayants-droits de Roald Dahl.

Bonemine apparaît ici pour la première fois en étant désignée par son nom (page 6). On se souvient d'une villageoise ressemblant à Bonemine et vouvoyant Abraracourcix (qui lui, la tutoie), lui ayant déjà prêté main forte pour ajuster sa tenue avant de rencontrer Aplusbégalix dans le Combat de Chefs. Bonemine dit-on, prendra plus tard les traits de Marthe Villalonga, cependant, ils sont encore peu perceptibles ici. Au rayon des caricatures, réelles ou supposées, notons encore l'apparition d'un personnage qui a les oreilles, le menton, les mains, les habits verts et l'allure générale de Gaston Lagaffe, mais malheureusement pas la forme arrondie de son visage. Caius Joligibus a un rôle important à jouer dans l'histoire, et il ne doit pas être assimilé au héros d'André Franquin. Cela le distingue du légionnaire ayant les traits d'Achille Talon qui apparait très furtivement dans l'album Chez les Bretons.

Enfin notons que, pour la troisième fois, après les albums Astérix le Gaulois (où la tradition n'était pas encore bien établie) et Les Normands (en récompense des services rendus), le barde Assurancetourix participe au banquet final sans être entravé. Assurancetourix a bien été tabassé au moins une fois par Cétautomatix, et ce, de façon ici purement gratuite (page 8), mais il n'a joué aucun rôle essentiel dans le scénario. de fait, il s'agit ici de mettre en relief l'absence exceptionnelle d'Abraracourcix qui a pourtant été l'un des protagonistes de premier plan. La raison : la suite de la querelle de couple qui l'oppose à Bonemine (page 8), celle-ci ne supportant pas de le voir participer à un banquet et de remettre ainsi sa santé en péril. Attention, les femmes de caractère débarquent dans la série à partir de cet album (mais elles sont encore et toujours absentes lors des banquets).

J'espère vous avoir convaincu que cet album est à lire ou à relire, je suis allé au charbon pour noircir ces quelques pages de ma critique, et in fine veritas, ne pas avoir fait chou blanc…
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