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Critique de AnnaCan


« Je relisais à l'instant le dernier paragraphe. Bien que je n'en sois pas autrement satisfait, ce n'en est pas moins la plume d'Oscar ; en effet elle a réussi à exagérer, sinon à mentir, avec concision et cohérence, à présenter, des choses, un rapport volontairement concis et cohérent, de temps à autre. »
C'est Oscar, le narrateur, qui parle, et rien que l'alternance du Je et du Il d'un paragraphe à l'autre, d'une phrase à l'autre ou, parfois, comme c'est le cas ici, au sein d'une même phrase, a de quoi dérouter. Mais si j'ai placé cet extrait, dans lequel Oscar parle de la plume d'Oscar, en ouverture de mon billet, c'est parce qu'il me paraît assez bien s'appliquer à la plume de Günter Grass telle que je l'ai perçue. Une plume qui exagère, qui n'hésite pas à mentir, à travestir la réalité, à se cacher, et qui ne se soucie guère d'être concise et cohérente. Je n'attends pas d'un romancier qu'il soit particulièrement concis. Parmi mes auteurs de prédilection figurent Proust, Céline, Simon, qui ne sont pas franchement réputés pour leur concision, mais, et je remercie au passage la plume de Grass pour m'avoir éclairée, il y a une chose à laquelle je suis manifestement très attachée : la cohérence. Or, l'auteur se fiche comme d'une guigne de nous présenter un récit cohérent, un récit qui ait du sens, ce sens fût-il de nous dire que rien n'a de sens. Il nous noie à plaisir sous un déluge verbal le plus souvent indigeste, aligne des scènes dont la puissance d'évocation est très fluctuante, ne cherche nullement à bâtir une intrigue, multipliant les ellipses, les allusions furtives, les associations d'images les plus incongrues, aboutissant à un magma opaque duquel je me suis littéralement épuisée à extraire du sens, réduite, tel en enquêteur aveugle et fourbu à glaner deux ou trois indices ici ou là qui, mis bout à bout ne m'ont menée nulle part, me laissant pour finir avec un monceau de questions sans réponses.

Je suis donc incapable de vous dire ce que l'auteur allemand, récipiendaire du prix Nobel de littérature en 1999 « pour avoir dépeint le visage oublié de l'Histoire dans des fables d'une gaieté noire », a voulu exprimer dans ce récit se déployant sur près de cinquante ans, de l'aube du XXème siècle aux immédiates années d'après-guerre. Je suis bien en peine de vous parler d'Oscar, né en 1924 à Dantzig sous deux ampoules de soixante watts battues par les ailes d'un papillon de nuit, bien en peine de vous dire pourquoi il se jette volontairement dans l'escalier de la cave à l'âge de trois ans afin de s'arrêter de grandir.
« Là je dis, là je me décidai, là je résolus de n'être en aucun cas politicien comme Adolf et encore bien moins négociant en produits exotiques, mais de mettre un point c'est tout, de rester comme ça – et je restai comme ça, je m'en tins à cette taille, à cet équipement, de nombreuses années durant. »
Là, l'auteur semble nous dire que placé devant l'alternative de devenir Adolf Hitler ou de reprendre le commerce familial, le petit Oscar préfère s'arrêter de grandir. C'est une interprétation possible, même si Grass en suggère d'autres, comme le fait que sa mère et son beau-père n'ayant pas le don de le comprendre, il « perdit le goût de la vie avant même que cette vie commença ». On peut aussi avancer une explication psychanalytique : le petit Oscar, par ce geste suicidaire, récupère l'amour et l'attention de sa mère tout en rejetant la faute sur son beau-père, accusé de n'avoir pas refermé la trappe d'accès à la cave.
Pour corser l'affaire, ce « arrêter de grandir » revêt des significations différentes au fil du livre : Oscar reste-t-il un enfant qui refuse de grandir, autrement dit qui refuse de devenir adulte? Ou bien Oscar devient-il adulte dans un corps d'enfant? Ou bien encore Oscar est-il un nain, un gnome, un nabot ?
Ce qui est sûr, c'est qu'Oscar se met à jouer du tambour après sa chute, après sa décision d'arrêter de grandir. Mais quant à vous dire ce que représente cet instrument sur lequel il frappe sans discontinuer… Son tambour est-il sa voix, sa plume? Représente-t-il l'enfance, l'innocence? Est-il un rempart contre le monde des adultes, contre ce monde étriqué, petit-bourgeois, banalement antisémite dans lequel on va, en famille, voir brûler les synagogues comme on se rendrait au cirque ou au Guignol ? le tambour d'Oscar est-il un antidote au mal et à la violence ordinaires qui sournoisement s'emparent de tout un peuple à l'aube des années trente ?
Il y a également une chose très troublante (s'il n'y en avait qu'une!), c'est qu'Oscar, lorsqu'il est empêché de frapper son satané tambour, se met aussitôt à pousser un cri strident qui a le pouvoir de briser le verre, un cri « vitricide », dont je n'ai cessé tout au long du récit de me demander s'il figurait une allusion à la Nuit de cristal, question qui restera, hélas, comme les autres, définitivement sans réponse.

Plus troublante encore est pour moi la dimension messianique d'Oscar, qui apparaît très tôt dans le roman :
« Cependant – et ici Oscar doit admettre qu'il s'est développé – quelque chose grandissait, et pas toujours pour mon bien, acquérait pour finir une grandeur messianique. »
L'idée d'un Oscar appelé à incarner un nouveau Jésus revient à plusieurs reprises dans le récit. Ainsi, alors qu'enfant, accompagnant sa mère à l'église du Sacré-Coeur, il a l'idée de passer la sangle de son tambour autour du cou d'un Jésus de plâtre, attendant en vain que celui-ci se mette à jouer :
« (…) jouera-t-il, ou bien ne sait-il pas, ou bien n'a-t-il pas le droit ? Jouera, ou bien c'est pas un vrai Jésus. C'est Oscar le vrai Jésus plutôt que celui-là, si celui-là ne joue pas du tambour. »
Ou lorsqu'au sortir de l'adolescence, devenu le chef charismatique d'une bande de délinquants, les Tanneurs, qui se livrent à des actes de violence (allusion à l'incorporation de Grass dans les Waffen SS à l'âge de 16 ans?), il se fait appeler Jésus et s'adonne à une sorte de rite initiatique et blasphématoire dans l'église du Sacré-Coeur :
« Jésus leva l'index comme une institutrice primaire et me donna une mission : « Tu es Oscar, le roc, et sur ce roc je bâtirai mon Église. Sois mon successeur !»
Oscar est-il LE rédempteur, sorte de version parodique et grimaçante de Jésus Christ, celui qui rachète les fautes du peuple allemand? Possible… sauf que l'auteur compare à plusieurs reprises Oscar à Judas, insistant (bien que le terme « insister » chez Grass, qui procède de façon allusive et cryptée, soit très abusif) sur sa faute :
« Était-ce à dire que les myopes y voient plus clair ; que Weluhn, que j'appelle le plus souvent le pauvre Victor, avait lu mes gestes en silhouette noire sur fond blanc, discerné mon acte de Judas, et emporté avec lui dans sa fuite et dans le monde entier le secret et la faute d'Oscar ? »

Il y a aussi les transformations du corps d'Oscar, là encore très troublantes. L'enfant innocent qui s'est arrêté de grandir se mue après la guerre en un homme au corps nanifié, tordu, déformé comme un bonsaï, enlaidi par une bosse qui, là encore, semble devoir revêtir une signification particulière bien qu'à peine suggérée :
« Il avait eu une femme dont la jambe de bois, la gauche je crois, pouvait se détacher ; c'était un peu comme ma bosse, bien qu'on ne pût détacher mon compteur à gaz. »
L'analogie entre la bosse d'Oscar et son compteur à gaz renvoie à n'en pas douter aux chambres à gaz, d'autant que plus tôt dans le roman Grass compare Hitler à l'employé du gaz — « Tout un peuple crédule croyait au Père Noël. Mais le Père Noël était en réalité l'employé du gaz ».
La bosse d'Oscar, excroissance monstrueuse visible à l'oeil nu, symbolise-t-elle la faute de tout un peuple? La faute de Grass seul? Renvoie-t-elle à la question plus vaste du péché originel et de l'expiation ?
« Alors je lui conseillai de voir en moi la faute et en Ulla l'expiation ; ma faute était visible à l'oeil nu ; l'expiation pouvait être costumée en infirmière. »

Je sors de cette lecture avec un profond sentiment d'insatisfaction. Non, insatisfaction est trop faible pour qualifier ce que je ressens. Frustration me semble plus juste. Je ne crois pas avoir jamais lu un texte qui m'ait fait un tel effet. Je l'aurais d'ailleurs abandonné s'il n'y avait eu l'émulation de notre petit groupe. Aussi je tiens à remercier Patrick, à l'initiative de cette lecture commune, Sonia, dont l'entêtement à comprendre un récit qui se dérobe à l'interprétation m'a aiguillonnée tout du long, les consultantes Isa et Mouche, notre germaniste, les fidèles compagnons de lecture Anne-So, Bernard, Chrystèle, Sandrine, ainsi que Marie-Caro et Jonathan.
Nos discussions à bâtons rompus pendant quatre semaines ont conféré à cette lecture languissante un tonus qui m'a permis de tenir, la sauvant ainsi, du moins en ce qui me concerne, du complet naufrage.
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