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Critique de Patlancien


« Quand on garde dans le formol le doigt de sa chérie qui vient d'être assassinée, avec une bague enfilée dessus, on ne doit pas être étonné de se retrouver condamné par la justice et enfermé dans un hôpital psychiatrique surtout si on s'appelle Oscar Matzerath.»

C'est à partir du récit autobiographique d'un nain que le Tambour nous déroule un demi-siècle d'histoire allemande. Son auteur Günter Grass, nous brosse l'histoire d'Oscar qui ayant décidé de ne plus grandir à l'âge de trois ans, sera le témoin malgré lui d'une société qui verra naître le nazisme et son corollaire la deuxième guerre mondiale. Cette vision infantile va permettre à l'auteur d'aborder tous les sujets d'histoire, de philosophie, de religion et de société avec beaucoup d'ironie, de sarcasme voire d'être blasphématoire pour nos yeux d'adultes. La taille du narrateur (exploité dans le film de Volker Schlöndorff sorti en 1979) l'aidera à se glisser sous les lits, les tables, le podium des tribunes et d'être ainsi aux premières loges du désordre civilisationnel mondial.

En s'appuyant sur une chronologie linéaire, le roman de 650 pages avec ses 46 chapitres regroupés en trois livres nous embarque dans une fresque historique et familiale qui débute des années 1900 pour finir à celles de 1950 avec la division de l'Allemagne en deux blocs séparés par le fameux mur dit de la honte. Avec beaucoup d'humour noir et d'ironie sans oublier une bonne part de sacrilège, Günter Grass aborde sans fioriture la montée du nazisme dans son pays avec une part de culpabilité autant qu'une volonté d'expiation collective qui sera nécessaire au grand nettoyage des consciences de l'après-guerre. Sorti en 1960, traduit par Jean Amsler, professeur agrégé d'allemand et spécialiste de l'auteur, le roman possède un style et une écriture qui lui sont propres. En effet, les mots se bousculent et se télescopent au point de noyer le lecteur. Si les personnages sont nombreux, ils apparaissent dans chaque chapitre comme des gens simples, de la vie de tous les jours. Avec Günter Grass, on est plus proche du roman picaresque que des envolées lyriques du romantisme classique allemand. (Eh oui Oscar/Günter n'est pas Goethe qui veut).

Chez Oscar, il existe une dualité constante entre réalité et fiction. L'auteur mélange volontairement ces deux aspects dans l'univers de son personnage principal. Cette antinomie est accentuée dans l'écriture du roman par un Oscar qui utilise à fois le je / il pour s'exprimer ou se désigner. Cela donne l'impression d'assister à une histoire à la fois subjective et objective. Oscar devient l'acteur et l'observateur de sa propre vie, de sa propre expérience. Il peut ainsi prendre de la hauteur sur ses décisions et ses actes. le vrai se mêle au faux en devenant une sorte de thérapie nécessaire à cette expiation qu'il recherche contre ses propres dérives comme celles du peuple allemand avec le nazisme. Ce besoin de repentance ira jusqu' à confier sa plume à son infirmier Bruno ou à son meilleur ami Vintlar afin de mieux préserver une certaine objectivité au risque de brouiller les cartes de la réalité.

La famille a aussi une place importante dans le roman de Günter Grass. C'est son refus de grandir et sa volonté de rester dans le noyau familial qui donne à Oscar cet amour immodéré et malsain. Il faut se rendre à l'évidence, Oscar en mettant sa « pauvre » maman Agnès sur un véritable piédestal, donne au texte sa forme de roman familial. le tambour qu'elle lui offre à ses 3 ans, sera comme un prolongement de cette filiation maternelle qu'elle est d'ailleurs la seule à comprendre et à reproduire à l'infini par des achats compulsifs et répétés. Ce tambour sera pour longtemps, son seul moyen de communication avec le monde extérieur car chez Oscar la voix n'est qu'un cri, un cri « vitricide». Si les figures maternelles sont importantes dans le roman de Günter, les représentations paternelles (le père naturel comme le putatif) sont caricaturées et même vouées à la destruction. Comme un Oedipe moderne qu'il est, il n'aura de cesse de vouloir leur mort.

Chez Günter, l'absolution du peuple allemand qui doit permettre la renaissance d'une Allemagne moderne et démocratique, passe par la grande histoire collective (Ein Reich) et la petite histoire familiale (Ein Volk). Mais pour permettre une rédemption salutaire et définitive, une troisième voie était nécessaire : celle de la Religion (Ein Führer). C'est encore par l'intermédiaire d'Oscar que va s'inscrire cette approche divine et messianique. Oscar en s'identifiant au Christ, va usurper son rôle et devenir un faux Jésus. Il s'appuiera sur une bande de voyous devenus les apôtres embrigadés d'une fausse religion. En jouant avec la symbolique chrétienne, Oscar/Günter va utiliser celle-ci pour réaliser et assouvir ses propres désirs de destruction et de mort. L'amalgame est vite fait avec le diable en chemise brume. Cet homme quelconque, petit bourgeois, transfiguré par sa ténébreuse mission qui deviendra Adolf Hitler : le rêve de 60 millions d'hommes avant de devenir leur pire cauchemar.

Grâce au Tambour, on apprend que l'important est de se remémorer les détails les plus insignifiants de sa vie, de son passé car c'est uniquement grâce à ces souvenir qu'on arrive à oublier son passé, à le purger de ses démons, à le maîtriser pour l'empêcher enfin d'interférer dans son présent. Comme le Phoenix ressuscitant de ses cendres, Günter nous invite à vaincre sa fameuse Sorcière noire comme les allemands ont vaincu le nazisme. Cette analyse psychiatrique reste au goût du jour et fait du Tambour un roman d'actualité. En ces débuts agités du XXI siècle, il demeure une lecture qui reste avant-gardiste et pleine de promesses pour l'avenir. C'est une LC qui a permis de nous poser beaucoup de questions et pour laquelle je remercie les Indy, Sandrine, AnnaC, MarieC, AnneSo, Berni, Delphine, Jonathan, Chrystèle et Isa de m'avoir accompagné tambour battant.

Le livre de Günter Grass restera pour moi un « Jumanji » de la littérature car même refermé et déposé sur son étagère, ce pavé continue, si on tend bien l'oreille, à faire entendre encore et encore, les roulements incessants de l'instrument musical d'Oscar pour nous rappeler constamment que rien n'est encore acquis pour nos jeunes démocraties modernes…

« Que dire encore : Né sous lampes électriques, croissance délibérément interrompue âge de trois ans, reçu cadeau tambour, massacré verre, flairé vanille, toussé dans églises, donné sandwiches Lucie, observé fourmis, décidé grandir, enseveli tambour, émigré vers Ouest, perdu Est, appris métier marbrier, posé Académie, retrouvé tambour et inspecté béton, gagné grosse galette et gardé le doigt, donné doigt et pris fuite, traqué à tort, escalator, arrestation, condamnation, internement, puis acquittement ; or voici que je fête mon trentième anniversaire et j'ai toujours peur de la Sorcière Noire. – Amen. »
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