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Critique de si-bemol


[Lu dans le cadre d'une opération Masse critique Babelio]

Né en 1950 dans une famille de paysans « moyens-riches », Kewei dessine et peint, d'instinct, depuis sa plus tendre enfance. En 1958 (Kewei a 8 ans), le « Grand Bond en Avant » - qui fera 45 millions de morts - s'abat sur la Chine, suivi, quelques années plus tard (1966) de la Révolution culturelle : époque de terreur absolue avec les Gardes Rouges puis la guerre civile, le bannissement des « quatre vieilleries » (les vieilles idées, les vieilles coutumes, les vieilles habitudes, la vieille culture), le petit Livre rouge, les dénonciations entre voisins et au sein des familles, les autocritiques et humiliations publiques, les lynchages, les jugements expéditifs et les exécutions sommaires…

Repéré par un Garde Rouge pour son talent de dessinateur, Kewei, désormais pensionnaire au « centre culturel pour l'édification des masses » apprend la peinture à l'huile et le portrait de propagande ; il sera ensuite étudiant en agronomie, avant d'intégrer les Beaux-Arts de Pékin, sur ordre du pouvoir. Ostracisé par ses camarades et ses professeurs en raison de ses origines sociales « suspectes » de paysan moyen-riche, il apprend à étouffer sa sensibilité d'artiste, à dissimuler sa tristesse et sa nostalgie (la nostalgie est un sentiment « bourgeois »), pour réussir à s'intégrer et, tout simplement, à survivre.

L'une de ses estampes, « La mariée parle », repérée par l'épouse de Mao, change son destin : c'est le début d'une ascension qui conduira jusqu'aux plus hautes sphères du pouvoir celui qui est « devenu l'aspirant dignitaire aux dents longues » (p. 264), celui qui, à force de reniements, de trahisons, de bassesse et de flatterie, saura se construire au sein du Parti une position inattaquable d'impitoyable censeur pour toute une génération d'artistes… quitte à y laisser son âme et son coeur, pour son plus grand malheur.

Du "Grand Bond en Avant" jusqu'à nos jours, Paul Greveillac dresse avec ce roman extrêmement documenté et saisissant de réalisme le portrait d'un monde d'une violence inouïe où règnent en maîtres la peur, le fanatisme, la corruption, l'arbitraire, la lâcheté et l'absence de toute forme de loyauté et d'honneur. Mais au-delà de ce parcours historique - que j'ai trouvé assez époustouflant - des heures les plus sombres de la Chine communiste, il explore également deux thématiques extrêmement riches et complexes : d'une part le dévoiement d'une vocation soumise à la terreur de la dictature et la destruction d'un talent confronté aux nécessités de la survie ; d'autre part le processus de manipulation des consciences qui transforme une victime a priori innocente en serviteur zélé et consentant de ses persécuteurs, au point de devenir elle-même, à son tour, un bourreau entièrement dévoué au régime qui l'a détruite.

« Maîtres et esclaves », ou comment faire partie des uns ou des autres, au gré des caprices des puissants et des fous, de la destinée et de l'Histoire, au gré, également, de ce qui, au plus profond, tisse la trame de nos êtres… "Sommes-nous maîtres de nos destins, esclaves de nos ego ? Maîtres de nos rêves, esclaves de ce qui les concrétise ?" (p. 299)

Avec ce grand et beau roman que j'ai beaucoup aimé, Paul Greveillac nous immerge dans un univers terrifiant qui donne matière à réfléchir et nous offre, de surcroît, un excellent moment de littérature.

Merci à Babelio et aux éditions Gallimard pour cette belle découverte de la rentrée littéraire 2018 !
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