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Critique de Bouteyalamer


À l'actif de ce livre, la présence. L'effrayante proximité des Russes et des Allemands dans les ruines de Stalingrad, leur mobilité dans l'eau glacée de la Volga, dans la neige arrosée par les snipers, dans l'usine de tracteurs convertie en usine de chars qui reste active de nuit sous les bombes. L'auteur a vécu la guerre totale dans la « capitale de la guerre mondiale ». On n'invente pas la proximité de la mort, cette anesthésie de l'épuisement qui participe à l'héroïsme : « À plusieurs reprises, Poliakoff fut jeté à terre, il tombait, se relevait, courait, il ne savait plus où il se trouvait, s'il était vieux ou jeune, s'il y avait encore un haut et un bas. Mais Klimov l'entraînait à sa suite et ils finirent par se laisser tomber dans un profond trou de bombe, glissèrent jusqu'à son fond plein de boue. L'obscurité y était triple ; l'obscurité de la nuit, l'obscurité de la fumée et de la poussière, l'obscurité d'une cave profonde » (p 583-4).

Au passif, l'excès de déplacements des deux côtés du front, la navette sans transition chez les civils dans les zones libres ou occupées, chez les zeks du goulag, dans les camps allemands de prisonniers russes, dans les camps russes de prisonniers allemands. Mais sans doute cette impression de vertige est-elle voulue par l'auteur. Plus pénibles et plus disparates encore sont les interminables conversations où chacun, désigné par son nom, ses prénoms, ses surnoms ou ses fonctions — une bonne centaine de personnages —, intervient sur une comme sur dix pages pour discourir sur l'homme russe, l'âme russe, le peuple russe, son avenir, le parti, la bureaucratie ou l'ennemi. Tout ce monde parle ou pense pour nous, soldats du front, victimes de l'arrière, académiciens de Moscou, généraux dont l'existence est attestée, y compris les têtes historiques, Eichmann, Hitler, Staline : « Staline était ému. En cet instant, la puissance future de l'État se confrontait avec sa volonté. Sa grandeur, son génie n'existaient pas par eux-mêmes, indépendamment de la grandeur de l'État et des Forces armées. Les livres qu'il avait écrits, ses travaux scientifiques, sa philosophie ne prenaient un sens, ne devenaient objet d'étude et d'admiration de la part des millions de gens que lorsque l'État était victorieux » (p 874).

Sur le plan des idées, on sent percer derrière la multiplicité des vies et des destins (curieux, le singulier du titre), un archétype de l'homme fort, honnête, patriote et pessimiste, dont la bonté se retourne contre lui, bientôt désespéré. Après la victoire de Stalingrad, le temps des héros est aussitôt suivi du retour de la haine, de la méfiance, de l'antisémitisme (l'arrestation et la torture de Krymov, le questionnaire imposé à Strum, physicien juif, après sa découverte). L'union sacrée qui rassemblait camarades commissaires et camarades combattants reflue en un constat désespéré, celui d'une convergence morale avec l'ennemi : dans une très longue et peu vraisemblable conversation entre un officier allemand fataliste et un vieux bolchevik, l'auteur dénonce la convergence des deux totalitarismes (p 527-40), idée insupportable aux censeurs. On peut lire ailleurs la biographie de l'auteur, la condamnation et la résurgence de son livre.

Vouloir donner la parole à tous crée de pénibles distorsions. Ainsi Grossman donne deux représentations de la Shoah (le mot n'est pas prononcé). Avant les images odieuses des chapitres 47-48 (seconde partie), il attribue à Eichmann, le planificateur minutieux du massacre, une vision totalement irréaliste, une scène de science-fiction : « Le sol était constitué de lourdes dalles mobiles à encadrement métallique parfaitement jointes. Un mécanisme commandé depuis la salle de contrôle permettait de faire basculer ces dalles en position verticale, de telle sorte que le contenu de la chambre était évacué dans les locaux souterrains. C'est là que la matière organique était soumise au traitement d'une brigade de dentistes qui en extrayaient les métaux précieux de prothèse. Après quoi on mettait en action le convoyeur conduisant aux fours crématoires, où la matière organique désormais exempte de pensée et de sensibilité subissait, sous l'effet de l'énergie thermique, une dégradation ultérieure pour se transformer en engrais minéraux phosphatés, en chaux et en cendres, en ammoniac, en gaz carbonique et sulfureux » (p 640).

Sur le plan littéraire, le réalisme le plus cru côtoie le grand lyrisme russe « La terre s'étirait, immense et sans fin. Et, immense et éternel comme la terre, il y avait le malheur » (p 181). « Tout passe, mais ce soleil, ce soleil énorme et lourd, ce soleil de fonte dans les fumées du soir, mais ce vent, ce vent âcre, gorgé d'absinthe, jamais on ne peut les oublier. Riche est la steppe… » (p 387). « Mais ce siècle était le sien, il vivait avec ce siècle et y resterait lié même après la mort » (p 353).

Un livre qu'on est heureux d'avoir lu et soulagé de terminer.
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