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Critique de oblo


Peu de périodes historiques auront, comme la période révolutionnaire, mêlé en une si courte période le bouillonnement des idées neuves et la violence quasi obscène des hommes. L'impact, aussi, fut tout à fait extraordinaire puisque, encore aujourd'hui, l'héritage de cette décade demeure d'une grande actualité. Les idées révolutionnaires ont été érigées en principes constitutionnels à travers une devise : liberté, égalité, fraternité. le premier tome écrit par Grouazel et Locard est ainsi sous-titré du mot de liberté, dont la conquête constitue la condition sine qua non pour la fondation d'une société nouvelle, basée sur le respect des droits de l'individu en tant que tel. Premier tome, donc, puisque d'autres doivent suivre, d'une densité narrative et intellectuelle peu commune, Révolution prend le parti de montrer L Histoire à hauteur d'hommes. Oeuvre narrative avant d'être objet documentaire, la bande-dessinée colle littéralement, par son bouillonnement, à son sujet. Elle montre également comment une société se transforme, et mute, tel le corps politique qu'elle est.

L'année 1789, décrite dans ce premier tome, fut un véritable tourbillon politique et social. La chronologie, du moins les grandes lignes de celle-ci, est bien connue. Louis XVI convoque les États Généraux, lesquels se transforment en plaidoyer pour une vie digne pour le peuple ; dans l'assemblée constituante jaillissent les idées qui furent celles des Lumières durant tout ce siècle. Mais la Révolution ne fut pas qu'un affrontement d'idées conservatrices et progressistes. C'est un moment historique global qui est avant tout une histoire humaine, au sens physique du terme, décidée, parfois, par des comportements irrationnels, par des intérêts personnels, par des peurs infondées et par une culture commune profonde. La force première de cette bande-dessinée est de rendre, par son dessin, l'incroyable dynamisme et l'ardente vigueur de cette époque. Les couleurs sont vives, mais pas criardes, tandis que le trait rend admirablement les expressions des personnages. Si l'effort est marqué pour reconstituer le Paris et le Versailles de l'époque - on reconnaît sans peine certains lieux de ces deux villes -, c'est un autre monde qui nous est décrit visuellement. Certes le Paris de 1789 a peu à voir avec le Paris haussmannien ; surtout, c'est cette foule omniprésente, ce monde qui vit dehors, ces devantures anciennes, ce petit peuple qui, d'un seul coup, fait masse, qui impressionne et rend compte de l'altérité de ce monde par rapport au nôtre.

Ainsi, pris dans le tourbillon des événements, le lecteur se retrouve aux côtés des hommes et des femmes qui font L Histoire. Là aussi, c'est une des forces - car c'est un authentique parti-pris des auteurs - de la bande-dessinée que de se placer à hauteur d'hommes, et c'est en cela que Révolution est davantage une oeuvre narrative qu'un objet documentaire. Point de cartouches pour y trouver quelque référence documentaire, une quelconque date, une interprétation même succincte des évènements. Bien-sûr, les explications fournies, en fin d'album, par l'historien et universitaire Pierre Serna sont fort utiles pour éclairer précisément ce que l'on vient de lire. Ainsi, au fil des onze chapitres, il n'est pas donné la possibilité au lecteur de se situer dans un cadre temporel qu'a priori, il maîtrise. On reconnaît là les grandes dates : le début des États Généraux, l'armement du peuple parisien aux Invalides, la prise de la Bastille, la nuit du 4 août ... Tout s'enchaîne, tout se mêle, il est difficile d'y reprendre son souffle et d'y peser, sereinement, tous les aspects politiques, sociaux, humains. Révolution rend parfaitement l'ambiance générale de cette époque et, en un mot, le cadre mental.

Ce récit, à hauteur d'hommes, fait donc la part belle à ses personnages. C'est par eux que le lecteur vit et comprend les événements, et les auteurs ont pris soin de représenter une palette diversifiée de ce peuple français pour montrer comment la Révolution, précisément, a infiltré chaque pore de la société française d'alors. Autour d'une trinité principale s'agite un nombre un peu plus important de personnages secondaires, lesquels pourraient prendre davantage d'importance dans les tomes futurs. Louise est une jeune femme placée probablement très jeune auprès d'artisans parisiens. Sa place apparaît doublement précaire, de par sa position sociale et parce qu'elle est une femme. Renvoyée de son premier travail à la suite des événements de l'atelier Réveillon, elle est autant ballottée par la furie parisienne qu'elle est partie prenante de celle-ci. Abel de Kervélégan, lui, est un aristocrate breton qui embrasse les idées du Tiers-État. Son frère jumeau et bien réel historiquement, Augustin, est quant à lui député de ce même Tiers-État. En réalité, Kervélégan est un personnage double , symbole de ces aristocrates qui épousent les idées égalitaristes de la Révolution. Cependant, des tensions se font jour entre les deux frères, car l'un comme l'autre se retrouvent à la limite des cadres traditionnels de la société d'Ancien Régime que sont les ordres. Augustin reproche à Abel sa proximité sentimentale avec le peuple, avec l'idée sous-jacente que l'appartenance à un ordre est strictement clivante ; Abel, lui, porte la parole moqueuse du peuple, pour lequel Augustin ne sait et ne fait que parler. Les idées, aussi nobles soient-elles, n'apportent rien à manger. Enfin, Jérôme Laigret est un intrigant, qui tient une feuille outrageusement royaliste, le Lys ardent. Lui aussi se tient à la frontière entre les ordres. Homme du peuple, il fréquente les salons aristocratiques dont il partage les vues. Néanmoins, son extraction lui est régulièrement rappelée, soit pour lui imputer les échecs de ses protecteurs, soit pour le missionner dans les bas-fonds de Paris. Personnage éminemment antipathique - il fait croire à ses beaux-parents que sa femme et leur fille est morte, alors qu'il l'a faite interner à l'asile -, il montre que les lignes de fracture ne sont pas aussi nettes que ce que l'organisation en ordres pourrait laisser penser. Autour d'eux gravitent quantité d'autres personnages, qui conquièrent souvent, par l'éclat de leurs actions, la noblesse autrefois accordée aux guerriers valeureux. C'est Saint-Roch, nom d'emprunt d'un jeune homme énigmatique, aventurier, audacieux, fin bretteur et beau parleur, dont on peut cependant douter de l'identité et de la légitimité, ainsi que de l'authenticité du fait du désamour réciproque qui l'unit à la famille de Savournin (protectrice de Laigret). C'est Reine Audu, femme du peuple et cheffe des poissardes, femmes à poigne et à griffes qui soignent les hommes et les bousculent par leurs volontés fermes et incorruptibles. C'est la petite Marie, petite fille borgne qui ouvre le récit, et disparaît subitement dans les tréfonds de Paris. Elle est une enfant des rues, ce que le peuple parisien produit de plus vil, de plus fragile aussi, de plus débrouillard, enfin, pour survivre dans les souterrains. Ce sont encore le boucher Desnot, guillotineur avant l'heure du gouverneur de la Bastille, ou un certain fort des Halles, herculéen par la force et l'héroïsme des actes.

Un grand personnage est toutefois absent. C'est Louis XVI, le roi, dont on voit seulement les mains et le bas du ventre dans un carrosse doré. de ce grand corps politique, la tête est absente. le corps politique du royaume est l'une des grandes théories issues du Moyen Âge qui justifie ainsi l'ordre établi. Révolution donne à voir et à comprendre que les pieds, les jambes ou le ventre du royaume - soit les paysans, les artisans, les commerçants - ont aussi un esprit, et qu'ils décident de s'en servir. Car Révolution montre une société qui mute, se met à penser pour son propre intérêt - que l'on va appeler l'intérêt général - et non plus pour une caste très fermée. L'assemblée constituante en est un exemple frappant : des hommes de toutes conditions s'y réunissent pour débattre ensemble de ce qui fera d'eux une société, en dehors de ce qui, jusque là, les unissait : la royauté. Les idées naissent, s'affrontent et meurent ; les positions se prennent, se défendent et se durcissent, à l'image de Barnave qui, de brave député du Tiers-État, se met à réclamer le couvre-feu pour défendre à tout prix des progrès politiques qu'il sent menacés. On voit donc ce corps politique se débattre et, à se rapprocher de lui, on constate à quel point il est fragmenté entre les ordres, et profondément complexe. Les intérêts des uns et des autres, de tel ordre ou de tel autre, sont inextricablement emmêlés. Ce qui est marquant, c'est la convergence de ces intérêts - lesquels peuvent être très élevés comme très pragmatiques - qui aboutit à un évènement historique fondateur. Les causes longues, on les sait, c'est la maturation des idées progressistes politiques, économiques et sociales qui ont été débattues et défendues par les philosophes des Lumières. Les causes politiques, sont multiples : réforme fiscale à venir, expression des doléances du peuple, puis renvoi de Necker ... L'élément déclencheur, lui, est plus terre à terre : c'est la faim. C'est à cause d'elle que le peuple se révolte, cherche à contrôler les approvisionnements de la capitale, puis à se défendre, donc à s'armer (aussi par crainte d'une intervention armée extérieure). La peur, les rumeurs, la faim : voilà sur quoi se construit une révolte, qui devient une révolution. Grouazel et Locard font de nous, à travers cet album, des témoins d'une société qui mute. Surtout, la liberté conquise, une grande question demeure : qu'en faire ?
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