L'expulsion de l'autre

On s'exploite soi-même volontairement, dans l'illusion de se réaliser.

Le "pouvoir" est "le verbe modal du moi" par excellence. La totalisation du "pouvoir" qu'impose aujourd'hui le rapport de production néolibéral, rend le moi aveugle à l'autre. Elle débouche sur l'expulsion de l'autre.Burn-out et dépression sont les déserts que le pouvoir destructeur laisse derrière son passage.

La terreur de l'identique englobe aujourd'hui tous les domaines de la vie. On se rend partout sans faire d'"expérience" nulle part. On prend connaissance de tout sans "acquérir une connaissance". On accumule les informations et les données sans aboutir à un "savoir". On court avidement après des expériences vécues dans lesquelles on reste pourtant "toujours identique à soi-même". On accumule les "friends" et les "followers" sans se rencontrer les uns les autres. Les réseaux sociaux représentent un niveau d'étiage absolu du social.

L'esprit commercial n'est plus doué que de raison calculatrice. Il est dénué de toute raison. Ce qui est dépourvu de raison, c'est donc le système lui-même, dominé par le seul esprit commercial, par le pouvoir de l'argent.

Le temps où l'"autre" existait est révolu. L'autre comme mystère, l'autre comme tentation, l'autre comme éros, l'autre comme désir, l'autre comme enfer, l'autre comme douleur, tout cela disparaît. La négativité de l'autre laisse aujourd'hui la place à la positivité de l'identique. La prolifération de l'identique crée les transformations pathologiques qui affectent le corps social. Ce ne sont pas la privation et l'interdiction, mais l'hypercommunication et la surconsommation, non pas le refoulement et la négation, mais la permissivité et l'affirmation qui le rendent malade. Le signe pathologique de notre époque n'est pas la répression, mais la dépression. La pression destructrice ne vient pas de l'autre, elle provient de l'intérieur.

Faire l'expérience de quelque chose, cela signifie "qu'il nous atteint, nous tombe dessus, nous renverse et nous rend autre".

La connexion numérique totale et la communication totale ne facilitent pas la rencontre avec d'autres. Elles servent plutôt à trouver des identiques et des personnes ayant des préoccupations identiques chez les étrangers et chez les autres, et font en sorte que notre horizon empirique devienne de plus en plus étroit.

Aujourd'hui, d'une certaine manière, chacun est seul avec soi-même, avec sa souffrance, avec ses angoisses. La souffrance est privatisée et individualisée. Elle devient ainsi un objet de la thérapie qui tourne autour du moi et de son psychisme. Chacun a honte et ne s'en prend qu'à lui-même pour sa faiblesse et son insuffisance. Aucune relation n'est établie entre ma souffrance et ta souffrance. On néglige ainsi le caractère social de la souffance.

Dans la communauté du ike, on ne rencontre que soi-même ou son pareil. Aucun discours n'est possible non plus. L'espace politique est un espace dans lequel je rencontre autrui, où je parle avec d'autres et où je les écoute.

L'art de I'écoute s'accomplit sous la forme d'un art de la respiration. L'accueil hospitalier de l'autre est une inspiration qui, pourtant, n'absorbe pas l'autre, mais l'héberge et veille sur lui. L'auditeur se rend vide. Il devient personne. C'est ce vide qui constitue son amabilité : «Il semblait adopter les choses les plus diverses pour les protéger.» L'attitude responsable de l'auditeur à l'égard de l'autre s'exprime sous la formne de la patience. La passivité de la patience est la première maxime de l'écoute. L'auditeur s'expose à l'autre sans retenue. L'être-exposé est une autre maxime de l'éthique de l'écoute. Lui seul empêche que l'on se complaise. L' égo n'est pas capable de pratiquer l'écoute. L'espace de l'écoute, comme espace de résonance de l'autre, s'ouvre là où l'égo est suspendu. L'ego narcissique laisse place à une possession de l'autre, un désir de l'autre.