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Critique de Dandine


C'etait Borges qui avait ecrit: “Des divers instruments de l'homme le plus etonnant est sans doute le livre. Tous les autres sont des extensions de son corps. le microscope, le telescope, des extensions de sa vue; le telephone est extension de la voix; nous avons la charrue et l'epee comme extension de son bras. Mais le livre est autre chose: le livre est une extension de la memoire et de l'imagination". Ce livre pourrait servir d'exemple a Borges, une extension reussie de la memoire et de l'imagination.


C'est une saga familiale sur cinq generations, des centaines de pages pleines d'amour et de haine, de peu de joie et de beaucoup de tristesse, d'ideaux eclates, de blessures et de morts, de blessures physiques et morales, celles faites a d'autres et celles qu'on s'inflige soi-meme, et de morts, de nombreuses morts, pas toutes naturelles, pas toutes de vieillesse.


Une epopee classique sur l'effondrement d'une famille, d'une culture, d'un environnement social. Sur un siecle. Avec tous les changements survenus avec le temps. Et autour de cette famille, c'est le destin epique d'un pays, captif d'une grande puissance, sequestre par elle et claquemure dans un systeme totalitaire, tyrannique: la Georgie.


La narratrice, Niza, mene une enquete effrenee pour reconstruire l'archeologie familiale, ses petits secrets et ses grandes entreprises, les peripeties de la vie de chaque generation, et transmettre ce recit a sa jeune niece, Brilka, lui transmettre la memoire de la famille, comme un talisman conferant un meilleur avenir.


Tout commence au debut du XXe siecle par un georgien qui concocte une recette de chocolat euphorisant, mais qui peut avoir des effets malefiques. La recette passera les generations par les filles, jusqu'a Niza, qui par son recit abolit la malediction qui y est imbriquee.
Les femmes sont les grandes protagonistes de cette saga, toutes de grandes heroines de tragedie. Un seul homme dans cette famille, Kostia, mais de nombreux autres, recueillis par les femmes de la lignee, aimes par elles, et qui seront les instruments de leurs malheurs.


8 chapitres, un par protagoniste (et portant son nom comme titre), precedes d'un prologue narrant les efforts d'un chocolatier qui reve d'enraciner les saveurs et l'esprit de Vienne en Georgie mais est depossede par la revolution bolchevique.
Je passe en revue ces chapitres, et leurs hero[ine]s:
1.- Stasia. La fille du chocolatier, reve de devenir danseuse a Paris, mais sera vite mariee a un officier de l'armee rouge, servant toujours loin d'elle, qui lui fera deux enfants pendant ses breves permissions. Sans arret a sa recherche, elle rencontrera d'autres femmes qu'elle aimera et qui la marqueront a vie, surtout une poetesse d'avant-garde, Sopio, immolee par la revolution et dont elle elevera l'enfant, Andro. Cet enfant sera le premier d'une lignee de garcons que les descendantes du chocolatier aimeront, une apres l'autre, des amours toujours tragiques. Stasia ne reviendra a sa passion de la danse que pour son arriere petite-fille, Niza, qui se rappellera toujours son ultime pas de deux.
2.- Christine. La petite soeur de Stasia. Tres belle, elle se mariera a un haut fonctionnaire du regime, mais devra ceder ses faveurs au “petit grand homme", comme est designe ici le terrible Beria des services secrets. Son mari se suicidera et elle se brulera la moitie de la figure a l'acide. C'est elle qui acceuillera plus tard le fils et le petit fils d'Andro.
3.- Kostia. Frere de Stasia. Communiste convaincu, il s'enrolera dans l'arme de mer et y fera une belle carriere, devenant un grand ponte. Il sera tres dur avec les siens et poursuivra sans relache Andro, qui avait pris le parti de nationalistes pro-allemands, et toute sa descendance. Il fera tout pour l'envoyer au goulag et des annees plus tard faire torturer et tuer le fils de celui-ci, qui avait eu le malheur d'engrosser bien malgre lui sa fille Elene. le parti est sa patrie. le parti est sa vraie famille.
4.- Kitty. La fille de Stasia. Elle aimera Andro, sera torturee a cause de lui, perdra l'enfant qu'elle porte de lui et ne pourra plus en avoir. Eternelle opposante, elle sera exfiltree hors de l'URSS avec l'aide d'un ami de Kostia poste a Londres et arrivera a faire une fulgurante carriere de chanteuse. Louve solitaire malgre un pitoyable amour lesbien, elle finira par se suicider.
5.- Elene. La fille de Kostia, qui l'eloigne des siens pour lui offrir une education a Moskou. Mais Elene se revolte, se cloitre dans une apathie provocatrice et par defi viole le fils qu'Andro a eu au goulag, et qui a ete recueilli par Christine, Misha. Kostia la fera avorter de force, et elle le fuira pour s'aboucher avec des marginaux, reprouves par le regime et par son pere. Elle aura deux filles, de deux peres differents, que son pere lui soustraira pour les eduquer a sa maniere.
6.- Daria. La plus belle des filles d'Elene. La preferee de son grand-pere Kostia qui la choie. Elle snobe sa soeur Niza jusqu'a ce que celle-ci se mette en danger pour lui permettre de jouer un premier role au cinema. Elle devient une petite star, mais mariee a un homme qui la maltraite, elle decline, et dans son desespoir finit par se suicider (ou etait-ce un accident? On ne saura jamais).
7.- Niza. Elle n'est pas belle mais tres intelligente. Delaissee et meprisee par le grand-pere qui les a recueillies, elle trouvera un soutien aupres de son arriere grand-mere Stasia, qui lui passera peu a peu les histoires de la famille. Elle aussi, comme les femmes des generations anterieures, s'eprend d'un rejeton du vieux Andro, de Miro, fils de Misha (que sa mere avait viole). Mais elle veut fuir, loin de sa famille, et lui est un indecis, alors elle part seule, grace a un mariage blanc, pour l'Allemagne, ou elle vivote jusqu'a ce qu'apres quelques annees un telephone de sa mere lui apprenne que Brilka, la fille de Daria, a fait une fugue et lui enjoint de la ramener a la maison. Elle rattrappera la fillette de 12 ans, et constatant son desarroi, decidera de lui ecrire et lui dedier l'histoire de la famille, tout le deroulement d'espoirs et de douleurs, pour qu'elle puisse surpasser des fatalites hereditaires. C'est comme si Niza, qui c'etait eloignee pour ne plus souffrir, reprenait par le truchement de Brilka le chemin de retour vers sa famille, et cette fois en essayant de cicatriser les blessures du passe et de prendre, avec et pour Brilka, un nouveau depart.
8.- Brilka. le chapitre est vide. Rien n'est ecrit. Ce sera a Brilka de l'ecrire, et Niza espere surement que ce sera un chapitre plus heureux, ou au moins plus serein.


Brilka, qui vit au moment ou l'URSS s'est effondree et n'est plus que la Russie, ou la Georgie a retrouve son autonomie, peut etre une nouvelle page, une page blanche. Chez tous les autres personnages, tous ceux et toutes celles qui l'ont precede, le totalitarisme a laisse ses traces, des traces douloureuses de peche et de faute. Dans un long deroulement de situations-limite les protagonistes delabrent, desagregent les categories morales, trespassant souvent la fine ligne, la frontiere floue qui separe la cruaute des bonnes intentions. C'est le dilemme bien connu de la fin et des moyens, epluche ici a l'echelle de la famille, de gens proches entre eux. La cruaute est plus significative, plus notoire, chez les hommes, qui ont tous ou presque laisse une partie de leur ame a la guerre ( et il y en a eu, des externes et des internes fratricides, en ce siecle! ), mais les femmes n'en sont pas denuees pour autant.


C'est donc une lecture qui prend aux tripes. Bien sur, il y a eu des moments ou je me suis dit que c'etait trop long, sans raison veritable; des moments ou la repetitivite de l'action m'a agace. Les meres, generation apres generation, ne s'occupent pas de leurs propres enfants, elles les laissent a d'autres, et souvent s'occupent mieux d'enfants etrangers; ou pas vraiment etrangers, mais de la lignee parallele, celle qui est poursuivie par les hommes et aimee par les femmes. Generation apres generation, les descendantes de Stasia aimeront les descendants de son amie Sopio, qui en paieront le prix. Et elles s'occuperont des enfants qu'ils feront avec d'autres femmes. Une repetitivite qui peut lasser, voire exasperer. Et tous les personnages attrapent a un moment ou un autre des pulsions destructives. Tous changent abruptement et sont detruits par ou dans ce changement. Comme une recette litteraire rabachee a l'exces. Et les incipits de chaque chapitre, slogans communistes ou vers de poetes dissidents, qui n'eclairent presque jamais la suite, eux aussi m'ont semble courir apres la recette du best-seller pour intellos. Bref, tout n'est pas parfait dans ce livre. Et pourtant il emeut souvent, il prend aux tripes. Il recele de tres belles pages. Malgre les longueurs c'est un livre absorbant. Une des belles oeuvres produites en la peripherie de l'empire russe, dans la meilleure tradition de la litterature russe, bien qu'elle air ete redigee en allemand. Si je veux la caracteriser en un mot: opulente. Ou fastueuse. Ou luxuriante. Choisissez vous-meme (apres l'avoir lue, ce que je conseille).
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