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Critique de Erik35


Erik35
17 septembre 2018
... VOIR SI LE LOUP Y ÉTAIT...

C'est un fait entendu : ce premier roman de Jean Hegland, publié pour la première fois en France par les Éditions Gallmeister en 2017, est un véritable phénomène de librairie et, chose assez rare pour le signaler, il emporte l'adhésion d'une large part de la critique éditoriale "officielle" comme celle d'un public assez large et pas forcément spécialiste de romans qualifiés de "post-apocalyptiques" et autres (terme décidément de plus en plus galvaudé) "dystopies", ainsi qu'est souvent classifié ce roman publié pour la première fois aux USA, dans la douleur (l'autrice éprouvant les pires peines à trouver un éditeur), il y a plus de vingt ans - en 1996 pour être précis.

Un beau succès, donc, pour ce roman de quelques trois cent pages (dans le format poche du même éditeur) qui nous conte l'histoire de deux jeunes soeurs, Nelly qui a dix-sept ans et Eva dix-huit lorsque le récit, dont on comprend dès les premières pages qu'il n'est autre que le journal intime de la puînée. Résumons aussi rapidement que possible (avec bientôt trois cent critiques sur Babelio, tâchons de ne pas y passer trop de temps). Ces deux jeunes femmes ont grandit en pleine forêt californienne, à une cinquantaine de kilomètres de la première ville digne de ce nom et à une quinzaine de leur premier voisin, dans une ambiance tranquille et rassurante assez "libertarienne" d'esprit, en compagnie d'une mère ancienne danseuse de ballet devenue potière puis tisserande et de leur père enseignant mais aussi homme à tout faire bourreau de travail. Hélas, rien ne va plus sous le soleil de Californie (ni d'ailleurs, probablement) : tandis que la mère achève de mourir d'un cancer foudroyant ont lieu les premières sautes d'humeur de la fée électricité. Peu à peu les coupures deviennent plus régulières, plus longues. le téléphone et internet sont bien évidemment aussi atteint. Il en va très rapidement de même pour l'accès aux énergies fossiles, essence en tête : les moyens de déplacements sont désormais en rade, à commencer par le 4 x 4 familial, après une ultime visite en ville. Peu à peu, l'ancien havre de paix et de tranquillité éloigné du monde, certes, mais toujours en relation avec lui, se transforme en véritable îlot perdu au milieu d'un océan d'arbres. Bien que l'accident ne soit réellement décrit qu'à la fin d'un premier gros tiers de l'ouvrage, on comprend très rapidement, à l'usage permanent de l'imparfait par la jeune diariste, qu'il est arrivé malheur à ce père tellement débrouillard. Et les deux jeunes filles de se retrouver, cette fois-ci, totalement livrée à elles-mêmes, les réserves de nourriture n'ayant de cesse de s'amenuiser dangereusement au fil du temps, pendant que l'écrivaine en herbe s'enfouit dans sa lecture de l'encyclopédie familiale, ses rêves dérisoires d'entrée à Harvard - inutile de préciser que Nell est la "cérébrale", la raisonnable de l'histoire - et l'écriture, tandis qu'Eva est la sensuelle, la passionnée qui poursuit ses exercices de danseuse, ses entrechats, ses fouettés et autres piqués qu'elle exécute désormais sans la moindre musique mais à l'aide d'un entêtant métronome récupéré par le père.
Cependant, nul n'est parfaitement seul dans ce monde, fût-il en pleine déréliction et même disparition et les jeunes femmes vont en faire l'expérience à deux reprises. Ainsi le jeune Elie, dont Nell était sur le point de tomber amoureuse avant le début du drame, est-il parvenu à retrouver l'adolescente après quelques jours de recherche. Il leur donnera d'ultimes nouvelles de ce qui subsiste de leur ancien monde qui, privé de tout, semble avoir aussi souffert d'étranges maladies nouvelles tout autant que de véritables épidémies de rougeole et de grippe désormais impossibles à soigner. Découvrant l'un l'autre les jeux et délices de l'amour, Nell sera à deux doigts de le suivre à la poursuite d'un rêve tenant plutôt de la légende urbaine (Boston serait parvenu à créer une nouvelle forme de civilisation sur les décombres de l'ancienne) mais elle finira par rester, ne parvenant à se résoudre à quitter Eva. Laquelle fera une autre rencontre masculine, dramatique cette fois puisque cette entrevue fugace s'achèvera par un viol.
Se remettant difficilement de cet acte odieux - et on peut évidemment le comprendre -, c'est à deux que les jeunes soeurs vont remonter la pente... À deux puis bientôt à trois, puisque l'acte monstrueusement consommé sera fertile. Après une grossesse repoussant les deux filles vers des retranchements tant pratiques que moraux et psychologiques toujours plus éloignés de la civilisation à laquelle elle appartenaient, tous les vernis finissant par craquer les uns après les autres tant pour une évidente obligation de survie que par transmutations intérieures continues, d'abandons successifs, conscients et inconscients, des anciens rêves, des anciennes passions, des antiques habitudes, l'accouchement - on a presque envie de le qualifier de "mise bas" - du nourrisson ainsi que son sauvetage in extremis par Nell, alors que la jeune maman se remet difficilement de la parturition apparaissent comme une espèce d'acmé dans cette mue inexorable des deux soeurs et va leur permettre de franchir un pas définitif vers l'abandon de tout ce qui les reliait encore, de plus en plus fugacement, à leur état antérieur d'homo americanis.

Les romans prenant pour point de départ "la" ou "une" fin du monde sont légions. Certains auront plus marqués que d'autres ce genre qui prend racine dans le paradis perdu de John Milton (que l'on retrouvera dans une liste de "livres à sauver" de la jeune Nell) ainsi que le très étonnant L'an 2440 du français Louis-Sébastien Mercier (mais dont il est fort probable que Jean Hegland n'a jamais entendu parler. On ne saurait lui en vouloir : le public français l'a lui-même presque totalement oublié). Plus proche de nous, et sans doute parmi les plus convaincant, il y a le terrible et halluciné Ravage de René Barjavel qui, s'il a vieillit par certains aspects sociologiques, n'en demeure pas moins l'un des modèles du genre et prévoit, entre autres éléments, que c'est l'arrêt massif et définitif des machines qui fera basculer la civilisation dans l'inconnu et même dans l'horreur, avant un autre renouveau espéré. de son côté, le célèbre Jack London avait eu la vision d'un monde en quelque sorte décapité du fait de l'émergence d'une étrange maladie aussi rapide que violente, appelée La peste écarlate. Il y a d'autres chefs d'oeuvres comme le terrible La Route de Cormas MacCarthy ou encore le poétique et philosophique Niourk de Stefan Wul. Il serait vain de tous les citer. Juste se souvenir qu'au-delà d'une certaine mode, un certain renouveau, apparus d'ailleurs vers la fin du siècle dernier pour ces romans "post-apocalyptique" et qui entremêle le meilleur et le pire de la production littéraire ou, ne l'oublions pas, cinématographique, il y a une longue et passionnante tradition littéraire qui lui a consacré de grands textes. Cependant, soyons francs : ce texte n'est que fort indirectement un roman "post-apocalyptique". Ou, pour être plus précis, cette histoire de fin du monde, que l'on suit en filigrane tout au long du texte mais de loin en loin, sans en connaître les détails, les attendus, les répercussions précises, les avancées, cette entrée en matière est avant tout un prétexte (au sens de procédé narratif), ses origines et son développement demeurant tout au long du livre relativement amphigourique. Bien plus exacte est l'idée que nos deux jeunes filles se transforment, peu à peu, en Robinson Crusoé modernes puisqu'en vérité c'est leur évolution commune, intime, pratique, intellectuelle et psychologique que la jeune Nell nous détaille et nous dévoile - avec cette pétition de principe que c'est sa seule vision des choses qui devient la vérité puisque jamais nous n'avons la version directe de son aînée des mêmes événements - que le récit de cette fin du monde qui ne sert que d'échafaud à ces quelques deux premières années de leur nouvelle vie. En la matière, quelques ouvrages surclassent le genre, en dehors de son exemple éponyme, bien entendu. Personnellement, c'est le Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier qui nous semble le plus littérairement et philosophiquement abouti - c'est bien entendu un avis purement personnel - mais il serait particulièrement injuste de ne pas citer le cruel et obsédant Sa majesté des mouches de William Golding ainsi que le roboratif et très intelligent Malevil de Robert Merle. Mentionnons, pour notre seul plaisir quasi enfantin, L'Île mystérieuse de l'incontournable Jules Verne. En un mot comme en cent, Jean Hegland est là aussi en excellente compagnie et si la robinsonnade qu'elle propose ici ne manque pas d'attrait ni d'intérêt, vous aurez sans doute déjà compris que votre humble chroniqueur n'y a toutefois pas trouvé tous les bonheurs possibles...

Il y a, en revanche, une dimension très spécifiquement étasunienne, que Jean Hegland pousse jusqu'à son terme le plus extrême, dans ce roman. Prenant donc acte de ce que la société consumériste et marchande, le fameux "american way of life" est parvenue à son terme - par faute d'énergie facile et surtout fossile, semble-t-il -, poussant jusqu'à un absolu jamais réclamé ni souhaité à ce point par son concepteur, le penseur et essayiste du XIXème siècle Henri David Thoreau dont l'autrice se réclame par ailleurs, c'est à dire le retour à une vie simple et même sauvage (d'où l'admiration de la narratrice pour l'expérience douloureuse extrême de cette jeune mère indienne, Sally Bell, découverte après bien des années solitaire sur l'île où elle était retournée à la nage, croyant pouvoir y sauver son bébé accidentellement abandonné), Jean Hegland en revient à l'un des fondamentaux de la culture nord-américaine, à savoir cette véritable apologie du "Wild" (celui si cher au grand Jack London, du moins dans une première partie essentielle de son oeuvre), le "settlement" (un autre des trois fondamentaux) ayant d'évidence échoué et même mené à la catastrophe universelle. En revanche, l'idée de "new frontier" (le fondement second, celui des pionniers) n'est pas tout à fait abandonné même s'il ressemble ici plus à une rumeur improbable, un genre de légende urbaine itérative, qu'à un rêve à accomplir. D'ailleurs, le voyage (envisagé par l'un des personnage créé par Jean Hegland) vers une nouvelle frontière à atteindre se fait d'ailleurs symboliquement dans le sens inverse de celui l'histoire étasunienne, à savoir, pour cette fois, d'ouest en est, de l'ancienne Californie de tous les fantasmes pionniers vers la Boston des fondateurs, par le jeune Elie (prénom évidemment pas hasardeux, l'Elie de la tradition juive étant l'un des grands prophètes bibliques. N'oublions pas que Jean Hegland est admiratrice de Marilyn Robinson, écrivaine presbytérienne très influencée par le calvinisme, lesquels ont une connaissance biblique souvent bien supérieure aux populations ayant eu le catholicisme comme religion jadis dominante). Il n'y aucun élément religieux objectifs et directs dans ce roman. Les premières pages débutent même par des critiques très "libre pensée" du père des deux héroïnes s'agissant de Noël, du christianisme et de la foi réelle des américains. Est-ce toutefois un hasard si ce père résolument athée meurt, accidentellement, très vite dans le cours du roman, malgré ses éminentes qualités de digne descendant de Thoreau ? N'insistons pas sur la disparition de la mère, avant le début historique du drame : elle est une "chose" terriblement civilisée, et sa présence en forêt avant son cancer fulgurant n'est que le double fruit d'un accident et de l'amour, la jeune narratrice s'empressant incessamment à rappeler combien sa mère se méfiait et même craignait cette vastitude verte omniprésente et oppressante.

Bien plus qu'un objet littéraire qui, sans être mauvais, nous a semblé sans intérêt majeur - pardon pour les fans mais tout est ici pur story-telling : chaque fois que le rythme diminue, un drame survient. A chaque phase plus ou moins introspective succède un minimum d'action. On soupçonne par exemple dès le début que le père est mort mais la vérité n'intervient qu'à un moment où il ne se passe plus rien de particulier, où les soubresauts intimes de la narratrice commence un peu à tourner en rond, etc. Idem pour le viol, dont on ne peut dire qu'il surprend fondamentalement dans la composition du texte, et même s'il n'est pas sans sincère souffrance (pardon encore mais des scènes tragiques de ce genre, la littérature en est coutumière, et bien plus bouleversantes et "vraies"), on a lu plus trépidant : du story-telling bien compris et plutôt bien composé, donc. Un roman bien fait mais dans le sens de bien fabriqué, terriblement manufacturé et réalisé de manière à convenir au plus grand nombre, à la manière de ces innombrables "blockbusters" hollywoodiens dont l'industrie de "l'entertainment" est si friande et si généreuse. En un mot, la culture perçue et composée comme une production parmi tant d'autres... D'ailleurs, et cela ne peut être un hasard, Jean Hegland est titulaire d'une maîtrise en rhétorique et enseignement de la composition. Alors oui - et pour une fois, votre humble chroniqueur ne se camouflera pas derrière son "nous" habituel, distant et impersonnel - si j'ai trouvé ce roman plutôt bien fait - bien fabriqué, dois-je répéter - rien ne m'y a fondamentalement surpris ni enthousiasmé ni remué tant les ficelles en sont attendues, presque grossières. Pire, cette succession infinie de moments introspectifs suivis immanquablement de scènes d'actions plus ou moins impactantes dans la poursuite de l'existence de la sororité, cette alternance factice de faits et d'introspection a très rapidement achevée de m'ennuyer (dès avant la description de la scène du fatidique accident paternel, que l'on a de cesse d'ailleurs d'attendre) et les "cliffhangers", pour reprendre une terminologie propre au cinéma industriel, sont posés de manière tellement régulière que cette machinerie a achevé de me lasser en imposant un rythme qui n'est pas, à proprement parler, pas lent - finalement cet effondrement et ce changement complet de paradigme sociétal autant qu'intime auxquels nous convie Jean Hegland ne prend pas tant de temps que cela à décrire - mais un rythme que j'ai trouvé désespéramment mou... Ne permettant jamais de me sentir impliqué dans ce que ces deux jeunes femmes vivent, de ce qui leur est généralement imposé par les événements ou par leur impossibilité première à réagir activement conséquemment à cette situation imprévue (et on le conçoit aisément, eu égard à leur jeune âge, relativement à nos sociétés, aux expériences pratiques acquises, etc) et de leurs réponses à tous ces bouleversements. Tout cela se lit fort bien, il est vrai, et le style de Jean Hegland est plutôt abouti, plus complexe que bien des romans américains récents, très "mature" pour un premier récit (bien que ce ne fut pas son premier livre publié, à l'époque). Or, là aussi une impression s'est très vite imposée à ma lecture : certes, la jeune diariste est, d'évidence, une cérébrale. Certes, elle se prépare à une existence, à l'inverse de sa soeur Eva, se portant plutôt vers les rivages de l'intellect que celui du corps - son rêve le plus ardent n'est-il pas de rejoindre les rangs de la prestigieuse université d'Harvard ? Signalons à ce propos que c'est encore une trace de la tension religieuse qui sous-tend le texte, cette célèbre université ayant été fondé par des calvinistes rigoristes purs et durs. La jeune californienne avait la très fameuse UCLA à portée de route, ou encore la remuante et contestataire Berkeley, pourquoi, dès lors, porter ce choix sur une école certes mondialement connue mais à l'autre bout des USA et moins réputée pour son esprit anticonformiste que ses deux équivalentes californiennes ? J'ai pourtant eu les plus grandes peines du monde à admettre que ce style d'écriture, agréable mais très construit - un peu trop "fabriqué", une fois encore -. Mais j'ai eu la plus grande des peines à admettre que ce style, d'une certain formalisme classique et même délicieusement désuet par moment, puisse être celui d'une jeune femme d'aujourd'hui. Non qu'une jeune femme fut incapable de bien écrire, ce n'est pas le sens de ce propos, mais que cette manière d'exprimer le monde, ses pensées les plus profondes, les événements les plus intenses adoptée par l'autrice ressemble bien mieux à celle d'une personne ayant déjà éprouvé une expérience vécue riche et longue que celui d'une encore bien jeune individualité. En revanche, et à l'envers de ce que j'ai pu lire ici et là, j'ai trouvé les descriptions forestières bien ternes, sans grande poésie ni intensité, à l'exception de quelques brefs et rares passages (celui décrivant la rapide scène de chasse au sanglier, par exemple, est une vraie réussite). En revanche, rien qui puisse faire vibrer le lecteur ni être comparable à la description enthousiaste et violente de la forêt canadienne sous la plume d'un Jack London - encore lui, mais je ne cache pas mon admiration pour cet homme et son oeuvre - ou encore (puisqu'il est aussi question ici de chasse) au très poétique récit de Maurice Genevoix "La forêt perdue" ou encore au très étonnant et envoûtant récit documentaire de Peter Wohlleen, la vie secrète des arbres. Quant à la description plutôt rugueuse de la parturition de la soeur aînée, on a l'impression de découvrir un ouvrage ethno-scientifique sur le sujet, ce qui n'est d'ailleurs pas absolument étonnant, le premier ouvrage publié de l'autrice étant consacré à ce sujet ! Mais s'il ne fallait citer qu'un ouvrage - d'une puissance évocatrice presque monstrueuse, tant il bouleverse, remue, parle au plus profond des êtres - concentrant un peu tous les autres (fin du monde, robinsonnade, forêt, nature hostile, solitude, etc) sur les chemins évoqués, maladroitement empruntés
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