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Critique de HordeDuContrevent


« C'est incroyable comme l'espoir plane tout près du désespoir ».

Dans la forêt de Jean Hegland vous trouverez, vous lecteurs cueilleurs de belles histoires, une magie sylvestre, qui enveloppe de ses nuances de verts, de la douceur de ses feuilles et du piquant de ses épines, les épreuves de vie de Nell et de sa soeur Eva, ces deux nymphes des bois. Cette forêt qui de repère austère et isolé, va devenir au fil de ce roman initiatique, une nature nourricière et généreuse, un nid sauvage. Pour peu qu'on prenne le temps de connaitre sa logique et de percevoir son mystère. de la respecter. En cela ce livre est avant tout à mes yeux une merveilleuse fable écologique.

Dans la forêt, craquent des étincelles de poésie à chaque feuille tournée, à chaque page retournée. Une poésie aromatique. Mélancolique. Bucolique. Magique. Cosmique. Animiste.

« Quand nous avons fait l'amour, l'obscurité était si totale que je n'arrivais pas à distinguer son visage, bien qu'il ne soit qu'à un souffle du mien. Aussi ai-je regardé les étoiles, et je les ai vues se parer d'un nouvel éclat et descendre sur nous au point qu'elles semblaient juste au-dessus de nos têtes, au point que, si je le voulais, il me suffisait d'ôter mes mains des épaules d'Eli pour les disposer autrement d'un geste ample. Mais brusquement, ce qui se passait sur terre a nécessité toute mon attention. J'ai fermé les yeux, j'ai senti une nouvelle galaxie d'étoiles s'épanouir en moi ».

Dans la forêt bruisse un amour fou, celui de ces deux soeurs, inséparables même pour l'amour d'un autre, inséparables même quand la mort rôde, inséparables pour accueillir la vie. L'amour indescriptible pour leurs parents décédés desquels elles ont hérité tant de choses, du recul et de la légèreté grave de cette mère énigmatique, du pragmatisme de ce père bon comme le pain. Ce livre est une ode à la famille, à ses multiples ramifications, son écosystème, son instinct, ses racines qui fondent la granularité, la force, unique et singulière, de tout individu. Les souvenirs de leur vie de famille d'avant les événements se nichent dans les tiroirs, dans tous les lieux et les odeurs. Partout se cache pour mieux surgir la vie d'antan, souvenirs qui sont tout autant douleurs que devoirs de mémoire.

« Chaque fois que nous avons ouvert un placard ou un tiroir, je me suis arc-boutée, prête à reculer et à me sauver alors que les souvenirs attaquaient, crotales au bruit de crécelle et aux crochets s'enfonçant dans ma chair. Mais curieusement, même quand ils mordaient, ces souvenirs n'étaient pas venimeux. Cet après-midi, ce qui m'a rendue triste, c'est le peu de choses qu'il reste quand une personne est partie. Quelques photos, un foulard en soie, un carnet de chèques – et où sont-ils, les gens qui possédaient autrefois ces objets ? Dans quelle pince à cheveux ou chemise de travail notre mère et notre père résident-ils ? ».

Dans la forêt se noircissent les feuilles du journal de Nell qui relate jour après jour le quotidien dans cet après, dont nous ne comprenons pas très bien les tenants et les aboutissants. Les événements qui ont plongé les humains dans ce qui semble bien être une situation « post-apocalyptique », arrivent comme floutés et filtrés par la densité des arbres et des buissons, et semblent multifactoriels : épidémies, finitude des ressources notamment des ressources pétrolières, guerre civile, crises économiques, chômage de masse et misère galopante, trou dans la couche d'ozone, tout est mentionné pêle-mêle au gré des rumeurs, nous ne savons pas exactement et cela donne beaucoup de réalisme au récit car à la place de Nell et de sa soeur Eva, nous n'en saurions pas plus nous non plus, tous les canaux de communication étant devenus caduques. le fait est qu'il n'y a plus d'essence, plus d'électricité, plus d'eau, que tous les magasins sont fermés, tout comme les écoles, les bibliothèques, les mairies, que les habitations ont été pour la plupart abandonnées. Alors ces deux soeurs, jeunes filles désormais orphelines, âgées respectivement de 17 et 18 ans, se contentent d'essayer de survivre dans cette maison isolée en pleine forêt, près de Redwood, espérant des jours meilleurs, pour Eva le retour de la musique et des ballets de danse, pour Nell les études à l'université. Seule compte la survie.

La survie, dans la forêt, c'est apprendre à se servir du moindre objet, réutiliser la moindre chose, cultiver le potager, entretenir le verger, faire des bocaux de tomates, de haricots verts, de prunes, de betteraves, de pêches d'abricots, préparer des fruits et des légumes séchés, ramasser et manger des glands pillés en farine, calculer pour savoir combien de temps pouvoir tenir, couper du bois…La survie c'est tenir, saine de corps et d'esprit dans ce huit-clos oppressant, dans une incertitude totale, une solitude vertigineuse. La survie c'est faire osmose avec la forêt et ses cycles, avec ses animaux sauvages, apprendre d'elle et la laisser nous cueillir.

« Je n'avais jamais réalisé à quel point un potager peut être un jardin d'agrément aussi joli. Les courges arborent de larges fleurs dorées, les fleurs des tomates font comme des étoiles jaunes çà et là parmi les feuilles vertes, et les haricots sont décorés de bourgeons couleur lavande ».

J'ai été envoutée par ce lieu. Je crois que j'aurais pu vous partager des centaines de citations tant l'écriture de Jean Hegland est magnifique. Que ce soit le lien qui unit les deux soeurs, leurs jeux dans la forêt, la description des parents, la tragédie de leur mort et la douleur sans nom qui s'en suit, les espoirs des deux soeurs, la découverte de l'amour physique, tout est narré avec subtilité, délicatesse. Cette robinsonnade est tout simplement belle, désespérément belle.

« Nous aurions pu développer des racines, tellement nous sommes restés là longtemps. Développer des ailes et nous élever tels des anges à travers le tunnel de la souche jusqu'au ciel, sans cesser de communiquer par ce langage muet que nous venions de nous découvrir en commun, le langage fluide et précis des langues. Parfois la forêt donnait l'impression de mener sa vie dans son coin, parfois elle donnait l'impression de se rapprocher, de planer au-dessus de nous ».

Dans la forêt, des effluves sensuels, des réminiscences gourmandes sont des baumes salvateurs, des parenthèses enchantées, des odes aux sens et aux plaisirs simples que la vie, même dans ces conditions extrêmes de survie, peut procurer. le hot-dog rêvé se fait fantasme, le vieux chocolat retrouvé par hasard trésor inestimable. L'orgasme nécessaire.

« Je me demande si je serai toujours comme ça, seule, toujours obligée de me satisfaire moi-même avec moi-même, ma main enfoncée entre mes jambes si bien que mon corps forme une espèce de cercle, un zéro, enfermant le vide limpide du néant, un ruban de Möbius ou un ouroboros – le serpent qui avale sa propre queue ».

Les livres post-apocalyptiques ont décidément quelque chose de fascinant, aimés ou non, difficile d'y être totalement indifférent. Ce futur inquiétant à la fois si lointain et si proche semble inconcevable mais probable, dissonance cognitive, angoissante parfois terrifiante. Et il existe autant de styles post-apo qu'il y a de lecteurs : en version SF « pure » avec l'exploration et la colonisation de planètes lointaines plus clémentes et explications scientifiques pointues des phénomènes, ou en version plus romancée et plus ancrée dans le monde tel que nous le connaissons et dans laquelle l'explication importe moins que les émotions et les réactions humaines ; en sombre versant dystopique ou en lumineux scénario utopique.
« Dans la forêt » de l'américaine Jean Hegland est une dystopie étonnamment lumineuse, très réaliste, ancrée dans un monde proche du nôtre. Ce qui fonde sa belle singularité est son extraordinaire humanisme, sa poésie renversante et sa dimension profondément écologique.



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