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Critique de Enroute


Imaginons une piste de danse. Ces étants sont des être-au-monde qui dansent sur la piste, ce sont des Dasein quotidiens. Ils mènent leur existence moyenne. Ils sont ententifs, tout à leur affaire dans la préoccupation de danser. La discernation dans l'entourance de leur monde ambiant respectif leur fait entrevoir les réseaux de renvoi des utilisables (un espace se libère, une table devient disponible, la file d'attente au bar diminue, la musique donne le rythme...). Ce sont des être-avec et comme ils ont consience des autres, ce sont des êtres-en-compagnie dans le soucis mutuel et la discernation. Ils sont sur le mode du nous-on. Au bar, idem, le barman a tout sous la main : les verres, les bouteilles, le tiroir-caisse ; lui aussi est un être-au-monde dans la manière d'être-avec. La différence c'est qu'il est en mode dégradé, en mode être-seul, c'est-à-dire que les Dasein autour de lui ne sont plus que des être-là-devant, comme le comptoir, les billets qu'on lui donne. Il n'est pas du tout dans le soucis-mutuel par exemple. Mais il suffit qu'une bouteille soit vide et c'est la récalcitrance, que l'évier se bouche et c'est l'importunance. Un réseau de renvoi apparaît : la poubelle, la remise où trouver la nouvelle bouteille, l'ouvre-bouteille ; c'est la mondéité qui apparaît dans ce réseau de renvois, toutes ces conjointures, la significativité. Mais aussitôt la surprenance passée, hop il en revient à la préoccupation et à la discernation de l'util utilisable de son entourance propre (les verres, les bouteilles, le tiroir-caisse...). La mondéité se voile à nouveau.

Jusque-là, Etre et temps est amusant. On est replongé dans l'univers du "roman de la Rose", comme quand Male-bouche et Chasteté donnent le change à Courtoisie et Bel-accueil. On entre dans le monde merveilleux de Martin, on est tout enchanté de ces nouveaux mots. Mais continuons.

Le type, là-bas, derrière les platines - effectuons un déloignement pour l'intégrer dans notre spatialité - est aussi un Dasein, mais il est silencieux. le silence de son souci l'a interpellé. Et là, c'est l'angoisse. le silence de son souci lui a dit "eh oh, souviens-toi, tu vas mourir !" - "ah oui c'est vrai" a répondu le Dasein du dj. Les autres Dasein qui dansent s'en fichent, ils n'écoutent pas la béance, la faute originelle qui est en eux qui fait que s'ils se retournent, il y a un grand trou. Pour oublier cette fâcheuse idée qu'ils ne sont rien qu'un être-au-monde qui n'a rien d'autre à faire, à être, que d'être - et pour se divertir, parce qu'empêtré dans le train-train quotidien, le Dasein moyen s'ennuie - ils fuient, se jettent dans la curiosité, qui mène à la bougeotte. le dj, lui, écoute son angoisse. Il l'affronte stoïquement, seul et en silence, il est en train de faire un choix, d'étudier les possibles qui organiseront son existence jusqu'à sa mort qui est là, devant, en pleine face, inévitable. Ca y est, il a trouvé. Sa résolution en marche n'a pas peur. La peur, c'est pour ceux qui fuient, la peur disperse. Derrière ses platines, le Dasein résolu dans son silence et sa solitude atteint la propreté de l'existence sous l'effet de son angoisse qui rassemble en une unité ekstatique sa databilité : maintenant, autrefois, alors, tout cela fusionne, et se projette. Désormais, le Dasein sera fidèle à lui-même, il sait ce qu'il a affaire, en chaque instant, l'unité ekstatique lui fera identifier les possibles, non pas toute la gamme de la manière dont il pourrait mener sa vie, cela c'est la bougeotte, non, les possibles dont il pourra utiliser ce que discerne sa discernation pour mener à bien son existence. L'existence est factive, elle est menée par l'utilité, il s'agit d'être effectif, pas le genre à s'amuser. Comme il sait où il va, il maîtrise le temps, il maîtrise les obstacles. Tout droit, il avance maintenant dans la répétition de la tradition, ce dont il a hérité et lui a fait voir les chemins que doit prendre son existence. Plus d'être-en-compagnie, plus de nous-on et de on-dit, plus de quotidienneté, plus de maintenant, plus d'agrément, le Dasein est maintenant seul et en silence, et il décide, il choisit, il agit, sa liberté se résume à mettre son projet à exécution, il marche, sa résolution est en marche, jusqu'à sa mort. Contrairement aux Dasein qui se divertissent, les imbéciles, et trompent leur morosité quotidienne, le Dasein résolu a pris le parti-d'y-voir-clair-en-conscience.

Oh, le temps se couvre on dirait. le vent se lève.

En vérité, il importe peu que le Dasein sache exactement d'où lui vient l'éclaircissement sur les choix de sa résolution, le principal est qu'il se choisisse ses héros (p. 450). Evidemment, la tradition étant une affaire commune, lorsqu'une génération de Dasein se résout à embrasser un destin, c'est un destin commun, et c'est même dans ce destin commun que le Dasein trouve la pleine et propre aventure, celle dont toute la puissance se libère dans le combat, dans cette puissance qui reprend le flambeau, toujours prête à surmonter les obstacles (p. 450 encore). Car une fois résolu, pas question pour le Dasein de changer la direction de sa marche d'un iota. Il projette son existence vers l'avenir et dégage de chaque instant les possibilités qui y mèneront, c'est cela, la liberté, l'enfermement dans sa résolution solitaire, silencieuse et angoissée par l'inéluctabilité de sa mort.

Bien. Tandis que le mode d'être des Dasein quotidiens est décrit en long et en large, on est surpris par l'absence de réflexion sur ce que doivent faire ces Dasein résolus chacun de leur côté à marcher droit vers la réalisation de leur destin, ni même ce sur quoi ils pourraient s'inspirer pour agir (hormis la tradition citée, mais il faut espérer que ce ne soit pas leur seul moyen, sinon il suffit de créer une situation de tradition façon roman national et c'est plié). Comment imaginer une réalité où tout un chacun est excité à se résoudre, dans le silence et l'angoisse à se trouver un destin dans le mépris des autres et avec sa propre mort en ligne de mire ? Comment ne pas avoir envisagé de "cadrer" un peu une telle philosophie par un chapitre sur "la morale", "le bien", "la civilisation", "le plaisir", "la joie", "le bonheur", "l'amour" ? On aura compris que ces mots sont absents du texte, éliminés par préoccupation, souci, faute, angoisse et mort. Si "morale" est présent, c'est qu'il s'agit de l'appel du souci. Par ailleurs, pourquoi l'être ne se choisit "qu'un" destin ? Ne peut-on faire deux choses à la fois ? Oedipe s'est crevé les yeux, Oreste fuyait les Erynies : sympa le rappel du destin. Et pourquoi on ne pourrait pas changer en cours de route ? ce n'est pas ça la liberté ? Si on se trompe, on fait quoi ? on continue quand même jusqu'à ce que mort s'ensuive ? Enfin comment dans un tel monde des réalisations qui dépassent le temps d'existence du Dasein pourraient se faire (accumulation des connaissances, développement des arts, de l'artisanat, de l'industrie, etc.) si le Dasein agit de lui-même par lui-même, résolu dans son silence et son angoisse ? On ne compte que sur la "suggestion" de la propag.. heu pardon de la tradition ? On pourrait rétorquer que la quotidienneté n'est que le mode le plus courant du Dasein, mais comment être à la fois - ou successivement - résolu et irrésolu, mener une existence propre et impropre ? comment passe le Dasein de l'un à l'autre, une fois la résolution prise ? Il redévale avant de se résoudre à nouveau ? Rien n'en est dit. Au contraire, on penche plutôt sur l'idée que les illuminés qui se sentiront des ailes à sauver le monde ou leur avenir, trouveront ici tous les arguments qu'il faut pour devenir un Dasein résolu qui ne dévale plus et écraser la masse de visages qui vivent une existence médiocre (le terme est de MH). La morosité et la grisaille étant du côté de la quotidienneté et la lumière de celle de la résolution, l'idée favorise nettement le mode "propre" (le vocabulaire est "limpide"), et comme celui-ci n'est limité par rien (hormis la mort)...

Bien sûr on trouve ces idées de la manière dont on peut assimiler les masses, mais Tocqueville l'a mieux dit et en plus détaillé quatre-vingt-dix ans plus tôt, on trouve cette idée de l'analogie de la temporellité du Dasein et de l'histoire (mais là je manque d'arguments pour déterminer en quoi Husserl ne s'était pas déjà approché de ces idées). On retient tout de même la description intuitive et assez surprenante de l'être-au-monde, mais il aurait fallu s'arrêter à la page 200 - les suivantes sont inquiétantes.

Etre et temps semble engager un retour vers le Moyen-Age : des seigneurs et des serfs, une danse macabre (les Dasein quotidiens sont en fait déjà morts), un air faussement démenti de christianisme (la lumière, l'obscurité, la "révélation", la faute originelle qui bien sûr n'a rien à voir avec ce qu'on sait : mais pourquoi ce mot alors, puisqu'on invente ouvertude et conjointure ? est-ce de là que JPS trouve "néant" ? c'est tout de même plus "laïque"...) : Schopenhauer est décidément un incorrigible optimiste, l'existence d'un homme équivaut à celle d'un pierre, c'est rassurant, chez MH, le Dasein résolu est un dictateur illuminé. Il m'a semblé que sa philosophie était particulièrement ancrée dans son époque et révélait davantage la Weltanschauung d'un moment historique localisé plutôt que des vérités éternelles. Il le savait puisqu'il cite Yorck : "il n'y a pas non plus de philosophie réelle qui n'ait été historique". Et comme les vérités éternelles n'existent que tant qu'un Dasein est là pour les reconnaître, il suffit de tuer tout le monde pour effacer toute vérité éternelle. CQFD.

En attendant on comprend que cette vision pessimiste de l'existence (si quand même), utilitariste et sans agrément qui fait passer le "bon vivant" pour un imbécile naïf ou une vache à lait soit quelque peu en contradiction avec le régime méditerranéen (petites olives, morceaux de feta et salade niçoise). En attendant, l'heure de l'apéro approche et en ce qui me concerne, je reprends de la blanquette. Ce sera fromage et dessert. Et après un petit cognac, j'irai faire une bonne sieste - et c'est pas mon souci qui va m'en empêcher, foi de morue.
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