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Critique de Zebra


Zebra
05 septembre 2012
Le Cheval d'Orgueil de Pierre-Jakez Hélias est un témoignage extrêmement détaillé de la façon dont vivaient les paysans dans certains villages du pays bigouden dans les années 1910 – 1930. Dans cet oeuvre, il n'est nullement question de la vie des marins, ni de celle des citadins, il est question du monde rural : le lecteur découvre des paysans qui ne sont pas encore devenus agriculteurs. Dans cet oeuvre, Pierre-Jakez Hélias n'ambitionne pas de dresser un panorama de ce qu'était toute la Bretagne de cette époque : il nous présente la vie de quelques villages situés entre la baie d'Audierne et la ville de Quimper. Il n'est enfin pas question pour l'auteur de mener une analyse économique ou politique de la vie de ces paysans, ou de proposer une thèse ou d'énoncer quelque revendication que ce soit.

Ce « ciblage » délibéré a parfois été interprété comme un manque évident d'analyse de la part de Pierre-Jakez Hélias. L'auteur s'est expliqué sur cette posture à la fin de son ouvrage : citant Montaigne, Pierre-Jakez Hélias souligne le fait qu'il n'était pas question pour lui d'enseigner mais de raconter. Ce manque d'analyse, qui n'est que très partiel car il faut reconnaître que les dimensions sociale et humaine de cette vie paysanne en pays bigouden prennent une place très significative dans le Cheval d'Orgueil , a été notamment remarqué par Mannaïg Thomas : pour elle, le Cheval d'Orgueil est une oeuvre largement autobiographique, construite comme un tableau et offerte au regard. En fait de peinture, le tableau -"peint" en langue bretonne-, est celui d'un monde presque totalement disparu et oublié aujourd'hui, longtemps marginalisé par les sociologues et les historiens : cette marginalisation ne s'explique qu'en partie par l'éloignement géographique.

D'aucuns ont considéré que le Cheval d'Orgueil donnait une image trop passéiste de la Bretagne. Mais peut-on reprocher à un breton de témoigner de ce qu'était la vie de ses ancêtres ? Peut-on lutter contre le temps, contre la modernisation de la société, contre l'évolution de la langue et des comportements ? Pierre-Jakez Hélias nous montre des bretons, et plus précisément des paysans bigoudens, fiers de leurs traditions et de cette société qui les a nourri, société qui fonctionnait selon un code strictement établi. Cette fierté, ils la gardent au fond d'eux-mêmes quand bien même ils auraient été déracinés (il y a des bigoudens dans certains HLM de la région parisienne) ou tout perdu (les paysans bigoudens ne vivent pas tous dans l'opulence) : cette fierté, nous dit Pierre-Jakez Hélias, se transmet de génération en génération et constitue leur cheval d'orgueil.

Pour écrire le Cheval d'Orgueil , Pierre-Jakez Hélias a adopté une posture de collecteur : il nous a restitué dans le moindre détail et avec un réalisme saisissant -en ayant rassemblé ses propres souvenirs et collecté pendant trente ans les témoignages de ses proches-, ce qu'était cette vie quotidienne, une vie basée sur trois principes fondamentaux, à savoir l'alimentation, la paysannerie et le respect de la hiérarchie, à commencer par la hiérarchie familiale. Pierre-Jakez Hélias ne fait pas preuve ici d'une grande originalité : de nombreux auteurs avaient, avant lui et en arpentant la même région, déjà réussi à tirer profit des pratiques paysannes en pays bigouden pour illustrer leurs oeuvres, à commencer par Charles Emile Souvestre (1806-1854) avec Les derniers Bretons, Théodore Hersart, vicomte de la Villemarqué (1815-1895), François-Marie Luzel (1821-1895) et Anatole le Braz (1859-1926) avec La légende de la mort chez les Bretons Armoricains. Mais fallait-il que Pierre-Jakez Hélias soit original ? Était-ce son but ? Aucunement : il souhaitait témoigner, en toute simplicité et en toute honnêteté.

La Bretagne de Pierre-Jakez Hélias ressemble à un décor, à une toile de fond devant laquelle des acteurs évolueraient mais sans effet sur l'intrigue, si tant est qu'il y est une intrigue dans le Cheval d'Orgueil. Dans cette oeuvre de 552 pages, il n'y a pas d'autres héros que des héros très ordinaires, à savoir les paysans bigoudens d'alors, et il n'y a pas d'épisodes à proprement parler : les faits s'enchaînent les uns après les autres, sans datation explicite et sans que le lecteur éprouve des difficultés à découvrir les faits, les personnes impliquées et les responsabilités. Il n'y a ni meurtres, ni coupables: bref, ça n'est pas un roman. L'oeuvre fourmille de petites histoires et d'anecdotes de la vie quotidienne, parfois traversée par des événements inattendus voire exceptionnels. L'oeuvre est émaillée de coutumes, de traditions et de légendes ayant forgé le peuple bigouden. Lorsque Pierre-Jakez Hélias utilise des termes bretons, c'est toujours en regard de leur traduction en français, dans un souci de vérité et de précision, et dans le but de nous faire toucher du doigt les fondements de la culture et de la psychologie d'hommes et de femmes qu'il respecte, qu'il adore et dont il fait partie.

En observateur et conteur légitime et éclairé, Pierre-Jakez Hélias confie à « sa Bretagne » un vrai rôle d'acteur en ce sens que c'est à la fois elle qui répond aux questions que se posent les personnages du Cheval d'Orgueil , mais c'est aussi elle qui permet au Breton d'hier et d'aujourd'hui de se définir une place dans un monde en mouvement, en s'appuyant toujours sur la sagesse de ses ancêtres.

Écrit en 1975, soit moins de trois ans après la mort de la mère de Pierre-Jakez Hélias, le Cheval d'Orgueil témoigne de la déférence et du respect filial de l'auteur envers ses parents. L'oeuvre marque l'aboutissement d'un processus et de convictions personnelles de l'auteur : pour lui, si la langue bretonne a changé, si la Bretagne traditionnelle a disparu, il n'en demeure pas moins vrai que les bigoudens doivent être et demeurer fiers de leurs racines et faire en sorte que leurs valeurs soient continuellement et solidement défendues. Ce tableau d'un luxe de détails incroyable, attachant, empreint d'un brin de nostalgie mais éloigné de toutes considérations militantes, plaira au plus grand nombre.
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