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Critique de Enroute


Prenant son inspiration chez Bacon, la réflexion ici rapportée, expose que la Raison, ou Aufklärung, pensée toujours en progrès, vise fondamentalement la dissipation de l'illusion des mythes. Elle y tend par le dégagement de connaissances, synthèse rassemblant le divers hétérogène du mythe. Posant des mots sur les choses, elle est nominaliste. Les connaissances organisent ainsi une nouvelle cohérence : « Son idéal,c'est le système ». Celui-ci s'impose à tous les autres : « la Raison est totalitaire ».
Comme la nature est soumise à Dieu dans le mythe, le monde est soumis à l‘homme dans la raison. La raison enferme le monde et la nature dans un système figé et enferme l'homme. La raison devient mythe et le mythe, synthèse antérieure de l'ordre du monde, relève déjà de la Raison dont il n'est qu'une étape localisée, dont les confrontation sous l'effet de la Raison mène à une autre cohérence, plus large ; un nouveau mythe.

La différence est que le mythe accepte de s'inspirer des lois de la nature, du moins d'un ordre des choses extérieur à lui car non encore intégré sous les lois de la raison, tandis que la raison, sans limite, entend soumettre la nature et toute extériorité à sa loi, expression de la volonté humaine. La source active de la Raison, c'est le Moi, qui fait le monde à son image. Autorité ultime, l'Homme, par l'usage de la Raison s'assimile à Dieu à qui toutes les choses et le monde sont soumis. Ce qui s'oppose à la raison et non pas le mythe, mais l'art, qui ne comporte aucune connaissance et se laisse contempler.

La connaissance, le pouvoir et la Raison sont trinitaires : ils soumettent le monde à qui les détient. Au nom de la Raison le pouvoir dominant explique aux autres Hommes, les dominés, que le travail, nécessairement rationnel, suit les lois rationnelles de la nature révélées par la Raison. Vérité et connaissances ne se superposent donc pas ; celle-ci est du côté du pouvoir rationnel dominant, celle-là du côté de la foi contemplative. Pour cette raison, l'apologiste est un menteur.

La raison qui produit la connaissance, source d'un nouveau mythe, scinde donc le monde humain entre dominants et dominés : elle mène inévitablement à l'organisation de la société - à la division du travail - et organise le monde humain. L'universel dès lors, valorisé par la connaissance de la Raison synthétique et dominatrice, s'assimile à la domination : « la domination s'incarne dans l'universel » et « la Raison est plus totalitaire que n'importe quel système ».

Ce faisant, le penser s'évanouit devant la prétendue évidence des faits et la Raison se soumet au mythe de ce qui existe qu'elle est devenue, elle s'aveugle elle-même et ne perçoit plus sa propre action dans sa création de l'ordre des choses. Les Hommes deviennent des choses, la Nature est instrumentalisée, l'économie mécanise le monde qu'elle fait tourner à vide pour sa propre autoconservation. Tout devient odieux et suspect à la Raison qui déniche le mythe dans les moindres recoins du langage pour soumettre la Réalité à ses lois mécanistes, supprimant jusqu'au Je, au Moi, qui la fonde pourtant. Nous avions relevé que l'apologiste est un menteur - ainsi se ment la Raison à elle-même.

Le plaisir et l'imagination sont des régressions, le principe du Moi ne reconnaît dieu qu'en lui : soit il soumet pour accroître le capital, soit il fournit les justifications pour fournir le travail. le mythe d'Ulysse contient déjà ces vérités : attaché à son mât qui lui ôte toute action sur la réalité et le place en spectateur passif contemplant le chant des sirènes devenu forme artistique pure par l'inefficacité de leur expression, Ulysse anticipe la fonction ascétique de la bourgeoisie, protestante, renonçant au plaisir pour conserver le pouvoir et nourrissant son besoin de mythe dans des salles de concert où la plaisir du spectateur, purement contemplatif, est sans action sur le monde organisé par la Raison démythifiante. de même, les rameurs sont les dominés qui trouvent dans l'interdiction énoncé par Ulysse, leur chef, dominant possédant le savoir du danger des mythes - « propriétaire foncier qui fait travailler les autres pour lui » - de prêter l'oreille aux chants des sirènes, les ressources de leur autoconservation, c'est-à-dire le cadre rationnel nécessaire à leur fonction de dominés optimisant l'efficacité de leur travail : ramer. Les masses contemporaines, aveuglées par la connaissance totalitaire des dominants ne se comporte pas différemment et la Raison mythique de la triade travail-mythe-Raison est déjà attestée dans le mythe rationnel homérique.

Par la suite, l'ultra-rationalité de l'organisation humaine par la Raison égalise les modes d'accès à ses principes : les dominants conservent leur domination en donnant un destin et une mission à la Raison objectivante qui a soumis le monde. Son principe objectivant devient connaissance et nouvel instrument du Moi, source vive de la Raison. Les masses qui ont appris à se contenter du donné prennent honte de leurs éventuels penchants à s'en éloigner et se soumettent spontanément à la connaissance nouvellement établie justifiant leur dépendance de ce nouveau donné construit. Quand les choses seront devenues trop nombreuses pour qu'un nombre réduit d'hommes suffisent à leur gestion sera révélé aux masses le faible intérêt de se soumettre à tout mythe, le pouvoir inutile, s'évanouira en même temps que la domination de la connaissance. La Raison, principe de domination, s'accomplira en s'appliquant à elle-même, c'est-à-dire en s'autolimitant. Mais cette histoire, ce mythe sapientiel d'une humanité qui abandonnerait la domination de la Raison comme le voulaient les romantiques, et qui perdrait sa visée de dominer la nature, comme l'envisageait Bacon, sera difficile à admettre par des populations qui ont été si longtemps habituées à l'admettre comme une connaissance indépassable.


L'écriture d'Adorno et Horkheimer est saccadée et péremptoire, comme autant d'aphorismes et de jugements qui s'articulent pour former un système. Les métaphores et personnifications (la Raison pense, veut, domine, etc) sont employées à outrance. C'est sans doute la réponse au paradoxe d'un texte prétendant assimiler la connaissance à la domination qui ne voudrait pourtant pas soumettre mais exposer une vérité, celle d'une dialectique, celle de la Raison libératrice et dominatrice, d'une raison mythique et d'un mythe inspiré par la Raison. Ainsi « La dialectique de la Raison » par ses métaphores et personnifications qui nominalisent en noms propres des noms communs et exposent un système organisé totalitaire, de l'Antiquité homérique au XXème siècle, propose un mythe. On en infère que les dominés se contenteront des noms propres des auteurs pour admettre la valeur de connaissance du texte, les dominés plus curieux adopteront le mythe comme nouvelle connaissance - et les dominants ou apprenti-dominants remettront en cause le mythe nouveau voire l'instrumentaliseront sitôt acquis. Finalement, puisque la Raison se résorbe en elle-même, elle incite à relativiser la valeur de l'ouvrage entier, en tant que média de connaissance. Reste la Raison dominée par elle-même : la connaissance n'est pas indispensable à la vie : on peut bien se passer des livres.

Reste qu'il a bien fallu écrire celui-ci, reste qu'il a bien fallu le lire. Savoir que le savoir est inutile est encore un savoir - et la résorption de la Raison par elle-même ne semble pas si bien établie à celui qui en use pour le démontrer. La pensée est idéalisante et totalisatrice, quoiqu'ils en disent, puisque la Raison est nominaliste.


Les chapitres suivant le premier déclinent la critique désenchanteresse à l'Odyssée et Sade et à l'industrialisation culturelle : on se dit qu'une telle pensée monologique ne peut qu'être apologétique : menteuse.

L'antithèse de la connaissance est l'art : c'est Horkheimer et Adorno qui le disent. Ils auraient donc dû peindre une toile - ou faire une chanson.
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