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Critique de berni_29


En tenue d'Ève : Féminin, pudeur et judaïsme, cela faisait déjà longtemps que je voulais découvrir ce livre de Delphine Horvilleur, rare femme rabbin en France dont la voix particulière que j'entends régulièrement dans les médias ne m'est pas indifférente. Lire ce livre était sans doute pour moi une véritable gageure tant mes convictions laïques animent mon existence, guident ma manière de regarder le monde et de me connecter avec l'autre, aussi l'esprit de curiosité l'a peut-être emporté.
Je remercie ma fidèle complice Anna (@AnnaCan) pour m'avoir accompagné dans cette lecture inspirante, cette idée nous est venue en lisant le très beau billet d'Hélène (@4bis) que je vous recommande, mais aussi après notre lecture du roman de Zeruya Shalev, Stupeur. Les récents événements en Israël ont sans doute accéléré l'envie pour nous d'aller vers cette lecture. Nos regards croisés ont été pour moi déterminants pour cheminer dans ce livre et m'aider à poser quelques ressentis ici...
Un dialogue contradictoire est-il possible entre ceux qui croient en Dieu et ceux qui n'y croient pas ? Je le pense... C'est sur l'image de la femme et du féminin que Delphine Horvilleur m'invite à ce dialogue.
À partir d'une analyse originale de la notion de pudeur et du féminin dans le judaïsme, Delphine Horvilleur nous entraîne dans une large réflexion qui englobe à la fois les textes bibliques, la liturgie juive, le Talmud et les lectures rabbiniques, l'étymologie de mots hébreux, la philosophie, la psychanalyse, mais encore la littérature, les sciences sociales, sans oublier bien sûr l'actualité. C'est un spectre vaste, - oui c'est même beaucoup me direz-vous -, pour porter un regard éclairé à partir des textes sacrés, en décrypter leurs interprétations, mieux comprendre comment les discours religieux fondamentalistes actuels viennent s'immiscer dans les moindres interstices de nos sociétés.
C'est d'ailleurs par la porte d'entrée de l'actualité que le livre de Delphine Horvilleur s'ouvre, s'appuyant sur des événements souvent récents observés dans la communauté juive d'Israël où, de manière croissante, dans une injonction à la pudeur dictée par les courants religieux les plus radicaux, les femmes sont invitées à se voiler, à se couvrir, à ne plus chanter, à se taire, à ne pouvoir s'asseoir dans certains bus que dans des endroits qui leur sont désormais imposés. Bref, à s'effacer progressivement, se cantonner dans l'intérieur d'une réclusion, leur foyer, leurs vêtements, le voilement de leur existence...
Pour décrypter ces phénomènes, Delphine Horvilleur nous convie avec grâce, intelligence, rigueur et parfois ironie, à une expérience d'exégèse stimulante qui m'a emporté au-delà de la simple sphère religieuse, c'est un regard porté sur le féminisme, donc sur notre humanité et forcément pour cela je m'en suis réjoui.
Je pense que pour un athée comme pour un agnostique, l'exégèse, - qui plus est celle des textes fondamentaux du judaïsme rabbinique, invite à un chemin non pas d'adhésion mais de compréhension, comprendre par exemple que dans la tradition talmudique faire parler un texte dans un dialogue contradictoire est une discipline élevée en valeur. Ce qui m'a marqué en effet dans le propos de Delphine Horvilleur, c'est cette richesse qui peut sortir de cet art de ne pas tomber d'accord et de cette dialectique qui en ressort, je découvre que cette culture de la divergence est ancrée dans la tradition juive et qu'elle me séduit.
C'est l'une des premières qualités que j'ai reconnues dans le propos riche et complexe de Delphine Horvilleur qui vient ici bousculer certains dogmes religieux les plus radicaux, dans sa propre religion tout d'abord, mais aussi envers ces mêmes courants des autres religions monothéistes où la place des femmes est verrouillée dans des restrictions qui leur sont imposées par la société des hommes.
Pour revenir au texte, j'ai pris le temps de cheminer dans ce livre habité de métaphores, d'allégories et de sens.
J'ai ainsi été sensible à la manière dont Delphine Horvilleur dissèque le thème de la pudeur. Elle décrit la pudeur sous la forme d'une culture de la rencontre avec l'autre. C'est parce qu'on est pudique, - pas dans l'obsession du corps recouvert mais dans une pudeur du corps véritable -, que la rencontre de l'autre devient possible comme dans une quête, quand on accepte que l'on ne voie pas tout de l'autre et qu'il ne voie pas tout de nous. Il y a alors ce voile comme un filtre entre nous et qui nous permet de nous en approcher et de ne pas s'imaginer qu'on est propriétaire de l'autre ou qu'on peut le soumettre à notre désir ou à notre vision. Quelque chose de l'autre nous échappe encore et en cela la pudeur nous aide à être dans une approche constante de l'autre. Cette distance-là est précisément ce qui permet de s'en approcher. Mais on pourrait aussi extrapoler, quitter l'image du corps pour aller vers le thème de l'intimité des esprits, cette fusion des âmes si précieuse dans l'amitié... J'y suis très attaché.
« le premier modèle biblique de la pudeur est la reconnaissance d'une altérité qui nous échappe, avec laquelle on ne fera jamais un. »
La question de la pudeur des femmes est une obsession commune à tous les intégrismes religieux, qui ont détourné de son sens originel et à leur bénéfice cette notion fondamentale. Au nom de la pudeur, on peut faire d'un texte quelque chose d'impudique et j'ai bien adoré la manière qu'a Delphine Horvilleur de renverser la table. C'est puissant.
Delphine Horvilleur évoque alors l'interprétation des textes au travers des traductions. Il est intéressant ainsi de mesurer le poids politique et idéologique des traductions dont les conséquences sont monumentales.
L'écriture mais surtout l'interprétation des textes sacrés et leurs traductions sont exclusivement masculines. Je me suis alors demandé, - mais bon sang, à quoi ressembleraient le sacré et la réalité des textes si les femmes avaient été invitées dès le début à mêler leurs voix à l'écriture et aux commentaires des hommes ? Vaste question...
D'ailleurs à propos de masculin et de féminin, j'aime beaucoup la manière dont Delphine Horvilleur joue sur ces concepts de genre, évoquant avec taquinerie le côté hermaphrodite de l'humanité, la lecture androgyne que l'on peut en faire. Voilà qui a dû hérisser le poil dru de plus d'un barbu !
« le Talmud semble concevoir que les genres ne sont pas réductibles aux sexes. le masculin définit l'être capable d'autonomie. le genre féminin devient symboliquement le référent identitaire de toute personne dans un état d'aliénation, de dépendance, physique ou statutaire, quel que soit son sexe. »
Quelle est la part du féminin dans le masculin ? le Talmud voit dans le féminin le caché, le secret, l'image du sacré inaccessible, mais dans ce cas, pourquoi réduire les femmes à cette part incongrue qui leur est assignée ? Et si être homme, c'était se souvenir d'un féminin qui est dans son origine ? Un certain discours prédominant s'est éloigné de cette Genèse-là. Est-ce à cause de cela, - cette peur du féminin en eux, non assumée, est-ce là la seule explication conduisant à cantonner les femmes dans cette dimension réduite et partagée dans toutes ces religions faites par les hommes et pour des hommes ?
Poser un voile, serait-ce alors vouloir recouvrir pudiquement un secret devenu trop visible, comme le suggère Delphine Horvilleur ?
La pensée de Delphine Horvilleur est complexe, m'a parfois perdu dans des arguments un peu nébuleux pour décrypter certaines métaphores des textes sacrés, - notamment quand elle évoque le voile ou bien encore la nudité, bien sûr au sens symbolique, même si je l'ai trouvée bien culottée d'aborder ces thèmes emplis d'images et de représentations fortes. Cependant, j'ai compris que selon la littérature talmudique le voile était à l'origine destiné, non pas à rejeter, mais à approcher l'autre.
Dans ce pas de côté, Delphine Horvilleur m'invite à étreindre des concepts originels comme le passage, l'intérieur et l'extérieur, la différence, l'altérité, - ces mêmes mots tordus et broyés par des religieux qui se sont bien arrangé avec le seul sens qu'ils ont voulu voir dans certaines métaphores bibliques, faisant de la femme un être tentateur et de la pudeur l'instrument de sa domination.
C'est en cela que j'ai trouvé ce livre riche par sa polysémie.
« Les mots sont porteurs de cette polysémie car la réalité est polysémique. »
Delphine Horvilleur nous enseigne qu'il est très dangereux de réduire un texte a un seul sens. Un texte est sacré parce qu'il continue de dire encore autre chose, longtemps après, qu'il n'est jamais fini. Conserve-t-il son côté sacré s'il a fini de dire ce qu'il avait à révéler ? Définir quelque chose, c'est aussi le finir. C'est enfermer. Comment s'autoriser à laisser les choses dans l'inaccessible, dans cet art de l'infini ? À cela, j'y ai été sensible. J'aime tant l'étonnement qu'il m'est insupportable qu'une idée soit close définitivement. Ne voyez-vous pas ici une formidable inspiration philosophique ?
J'aime lire que les idées comme le sacré, ne sont pas accessibles dans l'immédiateté.
« Pour les percevoir, il est besoin de voiles qui agissent comme des filtres et traduisent l'infini en fini pour l'humain. »
L'ironie et l'audace de Delphine Horvilleur m'ont enthousiasmé lorsqu'elle évoque l'obsession ultra-orthodoxe. « L'obsession ultra-orthodoxe de la pudeur des femmes somme ces dernières de cacher leur corps pour ne pas tenter l'homme. Mais pourquoi devrait-elle à tous prix se préserver du regard des hommes si le propre de l'homme et de la virilité est précisément la capacité à contrôler ses pulsions ? Pourquoi la femme constituerait-elle une menace pour l'homme, quand elle seule est un être incapable de se contrôler ? S'agit-il de la protéger ainsi d'elle-même, de sa propre pulsion et de son incapacité à se dominer ? S'agit-il de protéger l'homme d'une bien plus grande menace ? » Tout simplement jubilatoire...
Je continue ma lecture, à hauteur de la féminité que je porte en moi comme une force, une différence, une intuition, une manière de questionner l'autre, de s'en approcher, de l'apprivoiser, écouter, sentir le monde, être sans cesse dans le doute, l'étonnement, ne jamais savoir, être à chaque pas un peu plus proche de l'autre qui à son tour m'apprivoise...
Le féminin n'est plus depuis longtemps, d'un point de vue philosophique, considéré comme un attribut exclusif des femmes ni comme caractérisant essentiellement leur nature ou leur façon d'être au monde. Mais les représentants des grandes religions monothéistes font aujourd'hui front commun contre cette théorie philosophique des genres, confondant abusivement dans la traduction du Livre de la Genèse : masculin et féminin avec homme et femme.
Je n'ai pas attendu de lire cet essai pour être outré de la manière dont la tradition religieuse, quelle que soit d'ailleurs la religion en question, traite les femmes. Pour certains textes sacrés, la femme est purement et simplement réduite à un organe génital. Ce sont souvent les principales religions monothéistes qui sont à la manoeuvre : chrétienne, juive, musulmane. Delphine Horvilleur s'indigne d'ailleurs de la manière dont sont interprétés les textes sacrés, confondant genres et sexes. L'exemple propre au sujet du mariage pour tous en est une démonstration flagrante sur cette confusion volontaire ou non entre "masculin et féminin" et "homme et femme", lorsque le pape Benoît XVI et le Grand Rabbin de France Gilles Bernheim se sont entendu comme un seul homme pour justifier, à partir d'une interprétation à charge du Livre de la Genèse, la condamnation de cette loi, faisant la démonstration que celle-ci était impie.
Lire l'essai de Delphine Horvilleur m'a conforté dans ma conviction profonde de continuer à me tenir à distance de la sphère religieuse. Mais la lire m'a brusquement créé une joie, celle d'accueillir sans entrave cette féminité déjà existante en moi, lui donner coeur, la stimuler, ce qui ne peut qu'enrichir ma part de masculinité que je ne souhaite pour rien au monde effacer.
Comme souvent ce sont sur des versets détournés de leur sens originel que s'appuient les théologiens contemporains pour justifier une position d'ordre moral cherchant à la faire peser sur la société. En ce sens, je répugne ces religions.
Heureusement, Delphine Horvilleur incarne un courant libéral du judaïsme, certes encore minoritaire en France.
Je suis convaincu que sa voix est importante, face aux femmes qui sous l'oppression des courants les plus orthodoxes et sectaires des religions monothéistes, font de celles-ci des personnes soumises et aliénées.
Enfin, je conclurai ce billet en me demandant si parfois je suis légitime pour m'exprimer sur la cause des femmes ployées sous le joug de leurs religions, porter un jugement sur le voilement. En tant qu'homme suis-je autorisé à cela ? Parfois, il m'est arrivé d'entendre des femmes, - des femmes musulmanes notamment, affirmer leur position consentante et assumée vis-à-vis du voile qu'elles portent et de me demander alors qu'elle était la part de liberté dans leur expression.
Depuis ma lecture du livre de Delphine Horvilleur, depuis cette rencontre avec ce texte intelligent, audacieux, inspirant, je sais qu'en tant qu'homme je ne puis rien affirmer à ce sujet, mais dans ma démarche profane et dans la part de féminité que je porte, je dois continuer à me saisir de cet art de questionner, de débattre, de continuer de cheminer, sans jamais rien savoir de définitif ni de clos...

« Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, car tu ne pourrais pas t'égarer ! » - Nahman de Bratslav
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