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Laurence Sendrowicz (Traducteur)
EAN : 9782072765728
368 pages
Gallimard (17/08/2023)
3.7/5   223 notes
Résumé :
Au chevet de son père mourant, Atara recueille les propos confus de cet homme qui l’a élevée avec sévérité. Il l’appelle Rachel, du nom de sa mystérieuse première épouse, s’adresse à elle par une vibrante déclaration d’amour. Troublée, Atara retrouve sa trace et réveille chez cette femme âgée un douloureux passé dans la lutte armée clandestine.
Rachel n’a rien oublié de ces années de résistance contre les Anglais, avant la fondation de l’État d’Israël, et su... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (67) Voir plus Ajouter une critique
3,7

sur 223 notes
« Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. »

Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être

Ces mots, je les ai précieusement collectés il y a longtemps déjà, à une époque où, entamant le virage de l'âge adulte, je cherchais dans mes lectures des réponses aux nombreuses questions que je me posais sur l'existence. J'y suis revenue souvent, puis je les ai un peu oubliés, me disant qu'après tout, on avait toujours le choix… de choisir sa vie. Peu après avoir commencé la lecture du dernier livre de l'écrivaine israélienne Zeruya Shalev, les mots de Kundera ont resurgi dans ma mémoire avec l'énergie tressautante du diable sorti de sa boîte.
Je suis retournée lire l'extrait dont ils étaient tirés, à peine surprise d'y découvrir cette conclusion lapidaire :
« Une fois ne compte pas. Une fois n'est jamais. Ne pouvoir vivre qu'une vie, c'est comme ne pas vivre du tout. »
Si j'avais encore l'espoir de me réfugier dans l'illusion du choix, Kundera se charge de me ramener à l'implacable réalité. Comme nous, les personnages de Stupeur pensaient ou pensent encore, pour certains d'entre eux, pouvoir influer le cours des choses, il pensent être en mesure d'effectuer des choix. Mais que signifie choisir quand on n'a qu'une seule vie à sa disposition, quand on ne peut pas expérimenter dans une autre une infinité de choix possibles ? Cela ne signifie rien. On ne choisit pas, on avance juste à tâtons en espérant que telle décision que nous avons prise nous engagera sur une voie plutôt moins périlleuse qu'une autre. Mais, et c'est là notre drame, nous ne pouvons pas savoir si nous avons fait le bon ou le mauvais choix. Nous ne pourrons jamais le savoir. Ce qui ne nous empêche nullement de nous fustiger, le plus souvent, ou de nous féliciter, plus rarement.

Atara, l'héroïne de Stupeur, qui semble avoir développé un indéniable talent pour l'auto-flagellation — « chez elle, les regrets sont profonds, persistants, et en général purulents » — aborde les rives de la cinquantaine dans un état de grand chamboulement intérieur.
Enferrée dans une relation de couple qui, n'ayant pas rempli les promesses induites par le coup de foudre initial, se délite sur un fonds de culpabilité persistant, elle ne sait ce qu'elle se reproche le plus : d'avoir brisé son précédent foyer? Ou de n'avoir pas su maintenir la flamme incandescente de ce second amour ?
Angoissée pour son fils, méconnaissable depuis qu'il est revenu de ses quatre ans de service militaire au sein d'un commando d'élite, elle se reproche amèrement sa fierté de mère le jour de son incorporation.
Désemparée face à sa fille partie poursuivre ses études aux Etats-Unis et qui, insensiblement, s'éloigne d'elle, elle se reproche leur lien trop fusionnel tout en s'y raccrochant comme une noyée à sa bouée.
Enfin, enragée face à un père décédé quelques mois plus tôt, qui a transformé son enfance en cauchemar en faisant d'elle son souffre-douleur, elle se reproche d'avoir si ardemment souhaité sa mort, enfant :
« Elle avait aussi une prière spéciale, qu'elle se répétait avant de dormir, ses petites mains plaquées l'une contre l'autre dans une supplique chuchotée. « Mon Dieu, rappelle-le bientôt à toi ou alors apprends-lui à aimer » ».

C'est le besoin de comprendre ce père profondément malheureux et impitoyablement maltraitant qui pousse Atara à partir à la recherche de Rachel, celle qui fut, soixante-dix ans plus tôt, le premier, l'unique amour de son père. Si ce dernier, véritable fossoyeur des jours heureux, ressemble à une boîte noire à jamais indéchiffrable d'où tout le reste — malheurs et péchés — paraît découler, Rachel sa bien-aimée, aujourd'hui une très vieille dame de 90 ans, en est sans doute le contrepoint lumineux. Après bien des rendez-vous manqués, c'est finalement auprès d'elle qu'Atara, anéantie par un nouveau malheur qui, aussi brutal qu'imprévisible, la frappe de plein fouet, cherche refuge. Et c'est par elle, grâce au « rayonnement puissant de ce corps sec » qu'elle accèdera peut-être, in fine, à l'acceptation et à une forme de sagesse :
« Ne laisse pas le hasard se transformer en destin, ma fille, (…) c'est parce qu'elles sont laissées à l'abandon et livrées au hasard que nos vies supplanteront toujours la mort. »

Plus que pour aucun autre personnage du livre, le destin de la vieille dame est indissociablement lié à celui de son pays. Elle lui a donné ses années de jeunesse, lui sacrifiant tout, elle s'est battue, intrépide soldat d'un groupe combattant clandestin, pour le libérer du joug britannique. Rachel, à l'image d'Israël, est aujourd'hui grise, sèche et barricadée, terriblement seule, violemment contestée au sein même de sa famille. Comme pour son pays, les années de jeunesse et la foi en sa légitimité ont laissé place au doute et au vacillement existentiel. Ce n'est pas la moindre qualité de ce livre virtuose bousculant les repères chronologiques et les codes de la narration que d'avoir su entrelacer avec tant de naturel le destin et la psyché des personnages à l'histoire d'Israël. D'une plume usant d'une large palette de tons, du plus cru, âpre et grinçant au plus lyrique et caressant, Zeruya Shalev, tout en abordant des thèmes essentiels — l'amour, la filiation, la mort, le deuil — reste toujours à hauteur de ses personnages. Ceux-ci, bien qu'inlassablement creusés par l'autrice, passés au tamis de son regard perçant, conservent jusqu'au bout une part de mystère. Et peut-être est-ce là, précisément, que réside la plus belle part d'eux-même.

Un immense merci à toi, Bernard, de m'avoir invitée à t'accompagner dans cette lecture. Nos échanges nourris, variés et sincères m'ont été d'un grand réconfort en ces temps de troubles et d'incertitudes où l'Histoire, avec son cortège d'horreurs, semble indéfiniment se répéter, comme si les hommes, jamais, ne tiraient la moindre leçon du passé.
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Née dans un kibboutz en 1959 et grièvement blessée en 2004 dans l'attentat qui pulvérisa l'autobus où elle se trouvait, Zeruya Shalev raconte, au travers des trajectoires brisées de deux femmes ordinaires, l'histoire d'Israël de sa fondation à nos jours : une longue descente aux enfers, de l'enthousiasme des idéaux à la stupeur des désillusions, quand le pays n'est plus aujourd'hui que fractures et déchirements dans une actualité toujours plus sanglante et explosive.


Rachel et Atara n'ont a priori rien en commun et pourtant leurs destins sont inextricablement liés. Rachel la nonagénaire vit depuis cinquante ans dans le désert de Judée, dans une colonie israélienne en territoire occupé. Elle qui rejoignit le Lehi, un groupe sioniste extrémiste qui, entre 1940 et 1948, employa le terrorisme pour libérer la Palestine des Britanniques, considère avec autant d'amertume que d'incompréhension l'état de division de son pays. Cette laïque qui crut tant au projet sioniste de 1948 n'est en l'occurrence que perplexité face au judaïsme ultra-orthodoxe choisi par l'un de ses fils. D'abord très réticente, elle se découvre en fait empressée de se raconter à une inconnue prétendant mener une étude sociologique sur les femmes du Lehi. Cette interlocutrice, Atara, est en réalité architecte du patrimoine. Bien trop assaillie par les regrets et les remords jalonnant un parcours marital et familial marqué par les ratages, entre divorces et foyers recomposés, pour se préoccuper de la vie politique de son pays, cette presque cinquantenaire s'intéresse en vérité à Rachel pour une raison toute personnelle : sur son lit de mort, son père l'a confondue avec une certaine Rachel, visiblement un ancien et très grand amour perdu…


A travers ces deux femmes dont l'existence, en une cascade infinies d'échecs et d'incompréhensions, contrarie sans cesse les aspirations et les projets, c'est le désarroi de la société israélienne dans son entier que peint ce roman aussi politique que finement psychologique. Car, à mesure que la narration investigue, à presque en épuiser son lecteur, les mécanismes au sein du couple, de la famille et de l'âme de ses personnages, se fait jour la perception d'une société fondamentalement étouffante, entre permanence de la guerre et traumatismes associés, différends idéologiques, politiques et religieux, et enfin pression territoriale, des colonies en zones occupées au mur de séparation, en passant par le chaos de l'urbanisme. Vivre en Israël, déclare un des protagonistes, c'est vivre sur un volcan qui peut entrer en éruption à tout instant et vous chasser d'ici. « A quoi bon préserver le patrimoine d'un pays qui n'a aucune chance d'exister dans deux ou trois générations. » « Il faut construire vite, simple et fonctionnel, sans s'occuper du passé », en l'occurrence des appartements avec pièces sécurisées…


Méticuleusement soigné dans sa construction et ses analyses psychologiques, ce roman sombre et tragique qui donne à comprendre l'histoire collective au travers d'un récit intimiste porte un regard vibrant, très éclairant, sur une société israélienne fracturée, parvenue au bord du schisme.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Stupeur est un roman qui réunit deux femmes. L'une, Rachel, est une très vieille femme de quatre-vingt-dix ans, mais qui a encore toute sa tête. Elle a combattu autrefois pour un réseau israélien clandestin, précisément en 1948 lorsque le pays d'Israël se construisait dans les convulsions balbutiantes de son histoire. Durant un an, durant cette année traumatisante, elle a été mariée à un homme qu'elle a perdu de vue aussitôt après. Cet homme vient de mourir, il est aussi le père de l'autre héroïne du livre, Atara, cinquante ans, il fut pour elle un père violent. Ces deux femmes vont cheminer l'une vers l'autre, formant l'arc qui soutient le texte, même si dans la poursuite du roman, c'est véritablement Atara qui va porter le récit. C'est déjà comme une transmission...
Le malheur s'invite chez Atara dans le paysage familier et recomposé de son existence, venant bousculer ses certitudes, révéler des blessures dans la difficulté d'aimer, tandis que Rachel, elle, chemine vers une mort inéluctable qui enfouira peut-être à jamais sous la terre des souvenirs inexacts, des secrets mal éteints.
Jérusalem, Haïfa, Tel Aviv... Je m'invite dans ce voyage féminin sans trop savoir où je mets les pieds.
Ces deux femmes qui ne veulent rien lâcher ont tant de choses à se dire, tant de choses à révéler l'une à l'autre, tant de questions qui viennent se fracasser confusément à l'aune de l'incompréhension d'un monde qui leur échappe encore un peu...
Dans un état de bouleversement intérieur, ces deux femmes de deux générations différentes, qui auraient pu ne jamais se connaître ni se rencontrer, entrent dans un long chemin d'introspection, marchant l'une vers l'autre, parfois à tâtons, parfois reculant, toujours étranglées par l'appréhension et l'espoir qu'une lumière vienne forer enfin les ténèbres au moment où elles se parleront.
Livre du deuil, du souvenir, de la mémoire...
Se souvenir est bien plus qu'un travail vibrant de la mémoire, c'est aussi une quête sacrée.
Stupeur se déroulant sur le territoire israélien d'aujourd'hui, je me suis demandé si cette histoire pourrait avoir le même sens ailleurs, à un autre endroit de la planète, meurtri en sa chair ?
Car ce territoire et ce peuple d'Israël portent la rencontre avec les personnages de ce roman.
Est-ce ici l'histoire d'un peuple en quête d'une terre, entre espérance et radicalité, est-ce l'intime qui tutoie l'universel ?
On pourrait y lire le prétexte de la cause du peuple israélien, son errance, sa fragilité, sa douleur, pour dire la vie, la mort, mais l'intention de l'autrice, me semble-t-il, est bien plus subtile et complexe.
Je me suis demandé si le chemin chaotique de ces personnages, de ces familles recomposées, fragmentées par ailleurs dans les blessures, les tentatives de réparations et la culpabilité, était le prétexte à évoquer celui non moins chaotique d'un peuple et d'un territoire, ou bien si cétait l'inverse. Les routes ne sont-elles pas si entrelacées et finalement mélangées qu'il serait vain de vouloir répondre à cette question ?
Il faut sans doute voir dans cette histoire une métaphore des peuples et des territoires, ceux qui, par idéalisme, courage ou aveuglement, ont choisi l'errance, la faim, parfois le fanatisme, la prison, les blessures et la mort.
Mais un mort vaut-il toujours un autre mort ?
L'absence de paix domine dans le coeur des personnages comme dans l'âme blessée d'un territoire.
Les personnages de ce roman portent en eux, dans leur difficulté de s'aimer, celle aussi de se chercher, de se trouver, les traumatismes individuels et collectifs qui continuent d'habiter un territoire névrosé.
Un sentiment de culpabilité prévaut sans cesse tout au long du récit, couture les pages, culpabilité du peuple juif, culpabilité du territoire d'Israël, culpabilité des personnages. Comment ne pas voir dans ce sentiment de culpabilité le drame de l'histoire qui ne cesse de se perpétrer comme une déflagration, dans cette difficulté voire impossibilité de deux peuples, le peuple juif et le peuple palestinien à savoir faire la paix ensemble sur ce territoire blessé dans sa chair ?
Mais faire la paix, ce n'est pas s'aimer.
J'avance moi aussi à tâtons dans cette lecture envoûtante, rassuré par le réconfort de me savoir pas seul.
Ces personnages peuvent être animés par l'amour d'Israël, tout en ne sachant pas aimer leurs enfants, ou du moins pas comme il le faudrait. L'amour n'est jamais loin, l'amour filial, l'amour des autres, l'amour qui étreint, fascinant, fasciné, irrésolu dans le désir de l'autre et le besoin d'être aimé. Certains d'entre eux prennent parfois des décisions dans l'élan de la passion amoureuse. Qui ne l'a pas fait ? Pour cela je pourrais vous dire que Stupeur est aussi un très beau roman d'amour.
Dans ce livre d'une écriture magnifique, d'une beauté crépusculaire somptueuse, Zeruya Shalev nous dit l'impossibilité d'échapper à son histoire.
L'autrice israélienne m'a touché à plusieurs endroits...
Disant le deuil et cette manière balbutiante de reprendre le cours de nos vies après...
Disant comment une femme peut devenir étrangère en sa propre maison...
Disant la trajectoire de jeunes adultes, à peine sortis de l'enfance, qui s'enrôlent dans des unités combattantes...
Disant le suicide de soldats...
Disant comment parfois nos émotions sont piégées dans des bras consolateurs...
Dessinant les personnages multiples de ce roman, offrant leurs voix, leurs gestes, leurs fêlures...
Ce sont des constellations emplies d'espoir et de douleurs, ballottées par des flots impétueux, tandis que leurs proches parfois ne sont plus là, mais demeurent encore présents malgré tout, les côtoient au quotidien, leur laissant désormais le soin de continuer de porter les épreuves de la vie après eux.
Les guerres sont des déflagrations qui fracassent des familles sur plusieurs générations. Et dans les secrets de famille, ce sont souvent les enfants qui paient un lourd tribut. Ici j'ai aimé aussi la manière dont Zeruya Shalev campe ces personnages, loin d'être secondaires, que sont les enfants et qui viennent apporter un peu de leur lumière au texte...
Stupeur est un roman magnifique sur l'âme humaine, sur la tragédie de l'humanité qui transforme des personnages déchirés par des vents contraires, des êtres en prise sans cesse avec leurs destins.
L'écho de ce roman résonne en moi de plusieurs manières, sans doute parce qu'il est venu visiter quelques pans intimes de ma propre histoire familiale.
Dans cette stupeur, où deux femmes sont happées dans le récit pour nous tisser une histoire qui les unit, j'ai été happé à mon tour dans les tourbillons de leur rencontre, l'une ressemblant à ma mère, l'autre à l'une de mes soeurs, toutes deux ayant cherché durant toute leur vie à venir l'une vers l'autre... Derrière les blessures installées, il y a toujours des secrets latents qui sommeillent.
C'est un texte intemporel, qui engage autant dans sa dimension intime qu'universelle.
C'est un roman qui m'a engagé.
Celui d'habiter le monde en continuant d'y poser mes rêves et uniquement l'essentiel.
J'avais décidé de lire ce livre dès le mois de septembre dernier, convaincu par le point de vue dithyrambique de ma librairie préférée qui en a fait son plus grand coup de coeur de la rentrée littéraire. Dans le contexte géopolitique actuel marqué par le conflit du Proche-Orient, ayant commencé à lire ce livre quelques jours après le 7 octobre dernier, j'ai été invité dans cette lecture à effleurer la complexité de l'identité plurielle israélienne, cet hubris tragique qui porte le destin de ce pays, j'ai été invité à m'en approcher, à poser ce regard étonné, inquiet, ahuri, parfois révolté, toujours ému.
Étrangement, malgré un récit qui laisse sans répit, j'ai lu ce livre dans un état ensorcelé par la douceur que je devinais en embuscade, peut-être en raison de la sororité du texte, je venais de quitter les membres d'une famille qui m'étaient devenus résolument si proches.
À la toute dernière page j'ai compris pourquoi l'autrice avait donné ce titre à ce roman, Stupeur, c'est aussi l'une des plus belles émotions qui m'a été donné de ressentir en lisant un livre, ce livre magistral que je ne suis pas prêt d'oublier.
Dans ce roman qui aurait pu être étranger à moi-même, il y a cependant ici ce qui nous ressemble et nous rassemble à jamais : la vie, l'amour, la mort, c'est-à-dire ce qui nous saisit et nous dessaisit inexorablement.

Je tiens à remercier ma fidèle amie Anna (@AnnaCan) pour cette lecture commune, heureux qu'elle ait accepté mon invitation. L'actualité violente et douloureuse du Proche-Orient s'est forcément invitée dans nos échanges riches et complémentaires, même si ce ne fut pas l'essentiel de notre dialogue inspirant. L'essentiel est cette passerelle entre nos deux expressions. Merci à toi.
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Je dois avouer que le début de "Stupeur" de Zeruya Shalev m'a légèrement déçu.
Je l'ai trouvé à la fois confus et répétitif surtout pour une des meilleures écrivaines de son pays.
Ce n'est que lorsque l'implication historique des relations entre les personnages principaux est évoquée que le récit prend une toute autre allure.

Cette implication historique remonte à la Palestine sous mandat britannique et juste avant la fondation de l'État d'Israël et plus particulièrement sur le rôle du mouvement paramilitaire sioniste Lehi ("Lohamei Herut Israël ") ou Combattants pour la liberté d'Israël, aussi connu comme le groupe Stern, d'après le nom de son fondateur Avraham Stern, appelé également "Yair". Ce Stern d'origine polonaise, né en 1907, était un brillant élève, qui était persuadé qu'il fallait chasser les Anglais de Palestine par tous les moyens, même violents. Il fut tué par un officier britannique en février 1942. Après sa mort le Lehi a continué son combat jusqu'en 1948 et fut dissous après l'assassinat du comte Folke Bernadotte, le médiateur de l'ONU, le 17 septembre 1948.

Sur ce mouvement existe un intéressant ouvrage de Natan Yalin-Mor "Israël, Israël... Histoire du groupe Stern" de 1968.

Longtemps après la création d'Israël les activités du Groupe Stern, à cause de leur extrême violence, sont restées un sujet fort controversé parmi les Israéliens et c'est cette réalité qui forme à la fois l'arrière-plan et le point central du roman de Zeruya Shalev.

Le lien des 2 protagonistes principaux, la nonagénaire Rachel et la cinquantenaire Atara se réfère justement à cette période de lutte en 1948 et plus particulièrement aux conséquences interhumaines de cette extrême violence.

Compte tenu du résumé un peu trop révélateur sur la quatrième page de couverture, à mon avis, je veux juste souligner la maîtrise étonnante de Zeruya Shalev dans son approfondissement psychologique de personnes confrontées à des choix fondamentaux en temps de crise.
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Stupeur.
Zeruya Shalev tisse un récit arachnoïdien autour des deux héroïnes Atara et Rachel et cette toile piège aussi le lecteur. J'ai eu du mal à me délivrer d'une narration atypique, bousculant la chronologie, jouant sur les temps et les époques, et qui parfois, à force de répétition devient psaume.
Il m'en reste quelques filaments de lumière.
De quoi et de qui parle-t'on ?
Nous sommes en Israël, de nos jours.
Atara, la cinquantaine, habite Haïfa, la grande ville portuaire adossée au « wad ». Elle est spécialiste en bâtiments historiques et vit avec Alexander, un chroniqueur à la carrière demi-réussie qui a pris sa retraite anticipée. le couple va mal. Ils se sont passionnément aimés, ont « brisé » (selon Atara) leur famille respective (elle a eu une fille de cette première union et lui un fils) et ont un fils, Eden, qui est lourdement dépressif après avoir servi quatre ans dans les commandos.
Rachel a quatre-vingt dix ans. Elle est veuve et vit seule dans une colonie proche de Jerusalem. Elle a deux fils mais c'est le benjamin, qui vient la voir tous les jours, qui tient le plus grand rôle dans l'ensemble du récit : Amihaï est un juif ultra-orthodoxe à la famille nombreuse. Il est disciple d'un obscur rabbin de la ville de Bratslav ayant écrit, il y a deux siècles, un recueil d'histoires sibyllines qui sont pour lui un chemin de vie.
Rachel a été l'épouse du père d'Atara, il y 70 ans, pendant la guerre d'indépendance contre l'occupant britannique. Ils étaient engagés dans la résistance armée. Mais Mano l'a répudiée sans qu'elle comprenne et elle ne l'a plus jamais revu. Plus tard, il a refait famille, a eu deux filles dont Atara, son souffre-douleur, son bouc-émissaire.
Stupeur raconte la rencontre entre Atara et Rachel.

Ce livre dense est à interpréter, comme dans la tradition biblique, sur quatre niveaux.
Je ne suis pas juif et je suis athée, mais j'ai été biberonné à René Girard et Marie Balmary !
Pshat, le niveau littéral :
Stupeur est un livre pénible sur la conjugalité des personnages, sur l'histoire de leurs enfances mais aussi sur l'histoire de la création d'Israel en 1948 etc. La narration fait de multiples va-et-vient, est parfois redondante, il faut s'accrocher…
Remez, le niveau allusif:
Stupeur est un livre intéressant sur la difficulté d'aimer et de vivre, dans l'Israel aujourd'hui, sur la violence au quotidien et l'avenir incertain dans cet Etat cosmopolitite, marqué par l'avénement du nationalisme.
Drash, le niveau homilétique, métaphorique :
Stupeur est un grand livre sur la mort, le deuil, la filiation, la culpabilité et l'auto-flagellation. L'amour, le lien n'y sont possibles qu'au prix du sacrifice d'un tiers : le bouc-émissaire
Sod, le niveau mystique, n'est pas absent de ce livre aux multiples références talmudiques. C'est ce qui m'a le plus intéressé et c'est ce qui nous est livré dans les fameuses histoires du rabbin de Bratslav. En ce sens, Amihaï est le personnage central du livre, puisqu'il joint littéralement Atara et Rachel. Puisqu'il permet le pardon au prix du sacrifice.
On l'aura compris, la lecture de Stupeur n'est pas de tout repos.
Je me suis contraint à ne lire aucune critique avant d'écrire celle-ci.

Le propos de Zeruya Shalev est, me semble-t-il, de mettre en perspective la petite et la grande Histoire. En ce sens, elle est très pessimiste car elle nous renvoie constamment aux fautes originelles, à la destruction Du Temple, à la nécessité, toujours renouvelée, de jeter dans le vide le bouc désigné par le sort, depuis le Mont Azazel.
La guerre actuelle semble lui donner raison, évidemment. Mais c'est sans compter sur les dernières lignes de Stupeur qui laisse entrevoir une autre issue. Une lueur. Un filament de lumière.
C'est sans doute l'intérêt majeur de ce roman ambitieux.
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critiques presse (10)
SudOuestPresse
16 octobre 2023
La romancière Zeruya Shalev s’attache à la rencontre de deux femmes qui bouleverse de façon inattendue leur existence et liera à jamais leur destin.
Lire la critique sur le site : SudOuestPresse
Elle
02 octobre 2023
À travers deux générations de femmes, l’écrivaine israélienne noue récits intimes et histoire collective d’un pays fracturé.
Lire la critique sur le site : Elle
LeFigaro
22 septembre 2023
Avec humour et une intelligence chirurgicale, Zeruya Shalev tire les fils de tous les nœuds psychologiques de ses personnages, les débrouille, les suit jusqu’à la racine : l’âme.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LaLibreBelgique
21 septembre 2023
L’écrivaine israélienne Zeruya Shalev raconte les destins brisés de deux femmes.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
LeMonde
21 septembre 2023
Si Zeruya Shalev ménage des interstices d’espoir à ses protagonistes, "Stupeur" est sans conteste son roman le plus politique et le plus sombre.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LaCroix
21 septembre 2023
L’écrivaine israélienne mêle dans "Stupeur" les destins de deux femmes de générations différentes, clés sans le savoir de leurs trajectoires respectives.
Lire la critique sur le site : LaCroix
Marianne_
13 septembre 2023
Zeruya Shalev, grande autrice née en 1959, se retourne sur son pays. Tous les Israël palpitent dans son [...] roman, « Stupeur » (Gallimard), avec tous ces passés dont le présent dépend.
Lire la critique sur le site : Marianne_
OuestFrance
11 septembre 2023
La romancière israélienne poursuit son exploration de la société de son pays par le prisme de la cellule familiale, et avec le concours de l’Histoire.
Lire la critique sur le site : OuestFrance
OuestFrance
11 septembre 2023
L’autrice israélienne Zeruya Shalev décrit mieux que personne les relations humaines, dans ce pays si particulier qu’est Israël. La preuve une fois de plus avec « Stupeur » [...] qui se penche sur les relations conjugales teintées de culpabilité.
Lire la critique sur le site : OuestFrance
LesInrocks
01 septembre 2023
Un roman ambitieux où chaque personnage incarne un pan de la société israélienne.
Lire la critique sur le site : LesInrocks
Citations et extraits (67) Voir plus Ajouter une citation
Elle revenait aussi sur l’opération où ils avaient fait sauter le pont Neeman afin de couper la voie ferrée qui reliait la Syrie à l’Égypte, précisait qu’elle avait insisté pour y participer et leur en décrivait le déroulement : ils avaient entendu, affolés, le train approcher, en avance d’une bonne heure, et avaient à la hâte décroché les pains d’explosifs qu’ils venaient difficilement de placer pour ne les repositionner qu’après le passage du dernier wagon, « nous voulions saboter leurs moyens de transport, pas tuer des innocents. Nous voulions faire expier les Anglais et venger tous ces bateaux d’immigrants qui, après avoir échappé à l’enfer nazi, étaient renvoyés à la mer. »
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J'aimais t'écouter parler de ce qui t'intéressait, même si je ne comprenais pas toujours tout, j'escomptais que maintenant, alors que j'entame ma vie d'adulte, je parviendrais à mieux te cerner, mais voilà que ça devra se faire sans toi. En tes derniers instants, tu as demandé à me voir. Tu as dit à maman que tu avais la réponse à une question que je t'avais posée aux urgences. C'est étrange, parce que, à l'hôpital, je ne t'ai rien demandé de particulier, mais peut-être avais-tu deviné que je gardais des tas de questions à l'intérieur... toute une liste à laquelle, maintenant, une immense perplexité vient s'ajouter : comment vivre sans toi ? Comment vivre sans père ? Est-ce ce que tu voulais me révéler ? Quand je suis venu entendre ta réponse à la question que je n'avais pas posée, tu n'étais déjà plus avec nous. Me voilà maintenant obligé de la trouver tout seul, cette réponse.
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« Tu nous as empoisonnés avec tes histoires qui dégoulinaient de pathos et tes compagnons que tu érigeais en saints. Que cherchais-tu à obtenir ? Qu’on se sacrifie comme eux ? » lui reproche-t-il encore de temps en temps. À peine quelques jours plus tôt, quand elle lui a téléphoné, il a de nouveau essayé, à cause d’une attaque au couteau dans la vieille ville, de rouvrir leur perpétuel débat, « pourquoi ça te choque ? Vous aussi, vous avez combattu l’occupant ! Vous aussi, vous avez agi en terroristes ! Quelle différence entre les combattants pour la libération d’Israël et ceux pour la libération de la Palestine ? » Elle s’est efforcée, pour une fois, de ne pas lui redire que c’étaient deux choses fondamentalement différentes, étant donné qu’eux n’avaient jamais volontairement attaqué des innocents. Mais, même en dehors de la politique, le moindre de ses mots le révolte, quoi qu’elle fasse il se sent lésé et réagit avec agressivité. Elle l’entend encore qui continue, comme d’habitude, « vous avez vraiment cru qu’après le départ des Britanniques, le calme reviendrait ? Comment avez-vous pu être aussi aveugles ? »
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Debout derrière la porte close, elle se tient immobile. A quoi bon appuyer sur la sonnette ou frapper, puisque, de toute façon, la maîtresse de maison a remarqué sa présence. Elle discerne l'esquisse d'un mouvement derrière la fenêtre ouverte de la cuisine, aussi discret qu'un cillement. Sur le fourneau bout une énorme marmite qui cache assurément la toute petite femme et sa cuillère en bois. A n'en pas douter, celle-ci prépare une soupe de lentilles. De quoi nourrir son fils adoré ? Est-il là ?
Les vapeurs qui s'échappent vers l'extérieur lui enflamment le visage, imprègnent ses cheveux, «Sonia, ouvrez-moi, lance-t-elle en direction de la marmite, puis elle ajoute, bien que ce soit inutile, c'est moi, Rachel.» Il lui semble saisir une hésitation chez sa belle-mère, deux ombres qui s'entrechoquent. Cette dernière oserait donc l'ignorer, alors qu'elle a mis sa vie en péril pour arriver jusqu'ici !
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Non, elle ne lui racontera pas dans quel état on l’avait retrouvé le lendemain, ce jeune homme qui était devenu son père, l’aube était encore sombre, il avait allumé le réchaud et posé dessus une bouilloire en tôle noircie, elle s’était lentement approchée de lui, avait glissé la main le long de son maigre dos, « ces jours-là passeront, viendront des jours meilleurs où nous pourrons vivre normalement ici. On n’a que vingt ans, Mano, l’avenir est devant nous », lui avait-elle chuchoté, frigorifiée, les yeux fixés sur la flamme bleue, mais quand elle avait essayé de l’étreindre il l’avait violemment repoussée et avait tourné vers elle son visage anguleux, sur lequel dansaient les ombres du feu, « ne me mens pas, Rachel, on ne pourra jamais vivre normalement ici, on s’est battus pour rien, ce pays est maudit ! avait-il hurlé. C’est une terre de perdition, et elle nous perdra tous. Une terre impitoyable, perfide et traîtresse ! »
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