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Critique de Erik35


LE TROP BRUYANT RIRE DE BOHUMIL HRABAL...

Une fois n'est pas coutume, la critique qui suit n'est pas, pour une assez large part, de votre humble serviteur mais tirée sans autre forme de procès d'un site canadien un peu confidentiel nommé "érudit". le nom ne doit pas effrayer. C'est plutôt "intelligent" ou "sensible" ou encore "pertinent" qu'il aurait du se nommer. Seule cette rapide introduction et quelques brefs mots de conclusion sont strictement personnels. Et parce que la chronique qui suit, oeuvre d'une grande finesse d'analyse de l'autrice et critique dramatique québécoise Josée Bilodeau, est en tout point parfaite, que ce texte "Une trop bruyante solitude" n'a de cesse de m'écraser de son génie (quelque chose au-delà de la claque : un pur coup de poing dans mes "humeurs" comme l'auraient écrit nos vieux classiques) depuis trois semaines révolues que je l'ai, enfin, découvert - encore l'un de ces ouvrages dont on sait pertinemment qu'ils vous attendent, sans bien savoir pourquoi, sans bien savoir comment, mais dont vous différez sans cesse l'approche, parce que quelque chose en eux vous fiche la trouille... Et, dans une certaine mesure, vous aviez raison d'avoir les pétoches ! -, que j'ai beau tourner et retourner mes envies d'en dire quelque chose d'un tant soit peu à la hauteur : cette fois, je me sens dépassé : il me manque encore certainement plusieurs relectures de ce bref mais dévastateur monument d'humour grinçant et de vérités cruciales pour vraiment pouvoir en exprimer quelque chose de respectueux du texte et du bonhomme Hrabal (je pense que ce genre d'attitude l'aurait infiniment fait pouffer de rire... Et il m'aurait certainement proposé de m'enfiler une pinte de bière pour faire passer cela, mais qu'importe, je n'y reviendrai pas ! Pas cette fois, en tous les cas.)
Voici donc cette chronique, dont le prétexte fut celui d'une mise en scène de l'oeuvre par un certain Téo Spychalski. Les références à cette pièce sont donc régulières mais n'enlèvent rien, au contraire, à la critique profonde et lumineuse du texte de Bohumil Hrabal :

«Téo Spychalski proposait l'automne dernier son adaptation théâtrale d'un des chefs d'oeuvre de l'écrivain tchèque Bohumil Hrabal (1914-1997), Une trop bruyante solitude (1975). le directeur artistique du Groupe de la Veillée a déclaré en entrevue vouloir depuis longtemps porter à la scène ce petit roman de quelque cent vingt pages, reconnaissant dans la confession directe de l'antihéros de Hrabal une riche matière dramaturgique.

Le personnage central de cette oeuvre tragicomique, Hanta, est un homme simple qui, depuis trente-cinq ans, pilonne livres, vieux papiers et oeuvres d'art dans une cave humide infestée de souris. « Instruit malgré [lui] », l'ouvrier veut offrir des tombeaux uniques aux livres qu'il chérit, pensant longuement quels éléments seront mis dans la presse avant de la mettre en marche. « [...] c'est une messe pour moi, un rituel de lire ces livres avant d'en placer un dans chaque paquet que je fais, car j'ai besoin, moi, d'embellir tous mes paquets, de leur donner mon caractère, ma signature. » Il accumule aussi dans son appartement les ouvrages condamnés, sauvant du pilon des trésors de la culture mondiale et se mettant, du coup, en constant danger de mort par ensevelissement. Grand buveur de bière, Hanta se fait également avaleur de grands textes. Il s'imbibe et s'«encrasse de lettres », si bien qu'il dit n'avoir qu'à se pencher pour que se déverse un flot de belles pensées ingurgitées avec des litres de bière. Un jour, dépassé par la modernisation du monde du travail, Hanta décide de suivre le chemin des livres et de disparaître, broyé dans sa presse.

Le roman prend la forme d'un monologue très dense, déconstruit selon une technique de "cut-up" chère à l'auteur et de montage intuitif où la pensée en mouvement semble toujours en train de déborder, de déraper. On bifurque vers un souvenir, une anecdote, on repart, on revient en arrière, c'est parfois vertigineux. La mémoire circule dans le flot des paroles, et de l'ivresse naissent des personnages, des figures importantes, Jésus, Lao-Tseu... L'Histoire s'inscrit en contrepoint des destins individuels, donnés en une somme d'anecdotes. On dit que Hrabal invitait ses amis à poursuivre le découpage de ses romans après sa mort pour les garder en vie. L'oeuvre n'est donc pas intouchable, et d'autres se sont aussi livrés au travail d'adaptation. Une trop bruyante solitude a notamment été portée au cinéma et a fait l'objet d'une bande dessinée. Je ne sais pas pour le film, qui n'est pas distribué au Québec, mais dans la bande dessinée, tout comme dans l'adaptation théâtrale de Téo Spychalski, on a évacué les passages trop manifestement comiques du texte, sans doute pour ne pas trahir, ou amoindrir, son côté tragique et la grandeur qui s'en dégage. le comique, comme le dit si justement Milan Kundera, « est plus cruel : il nous révèle brutalement l'insignifiance de tout». Il s'agit de la fin d'un monde, après tout, et c'est à sa mort que le spectateur est convoqué. Mais le rire de Bohumul Hrabal, il me semble, doit résonner quelque part là derrière pour que demeure vivant tout l'esprit (tchèque) de l'oeuvre.

Le sacrifice : « le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde [...]» Milan Kundera (dans "L'art du roman)
Entre autres sacrifices qu'il a dû faire, Spychalski a évincé de son adaptation un personnage important, celui de Marinette. Cet amour de jeunesse, la jolie Marinette qui détestait les livres, Hanta la perd à deux reprises pour des histoires de merde. D'abord à un bal, alors qu'au retour des toilettes, Marinette se met à tournoyer dans les bras de Hanta, ses rubans maculés d'excréments éclaboussant l'assemblée horrifiée. Puis, des années plus tard, quand les amoureux se retrouvent à la montagne pour skier et que Marinette, après un court arrêt derrière un buisson, poursuit sa majestueuse descente vers le chalet, où tout le monde remarque le gros étron posé sur son ski. Dans ce roman où les grands penseurs et les grandes oeuvres n'hésitent pas à fréquenter le monde souterrain lié à la crasse, à l'organique, voire au scatologique, ce personnage est très drôle par le contraste qu'il crée. Marinette représente sans équivoque « l'attitude kitsch7 », considérée par plusieurs romanciers pragois comme étant le contraire de l'art, son ennemi absolu. L'importance du personnage se confirme à la fin du roman, quand Hanta commence à percevoir sa propre fin et qu'il décide de la revoir. L'ouvrier retrouve alors sa Marinette, celle qui a la terreur des livres, qui n'en a jamais lu un seul et qui ne supporte pas la merde, immortalisée sous les traits d'une imposante et virginale statue aux ailes d'ange érigée au coeur d'un jardin. Elle a atteint l'image idéalisée de la beauté et de la jeunesse qui la lavera des épisodes scatologiques entachant sa jeunesse. Elle a assouvi son désir d'éternité. Sa réussite manifeste place Hanta devant son propre échec. « de tous les gens que j'avais rencontrés dans ma vie, c'était elle qui était allée le plus loin, tandis que moi, au milieu des livres où, sans relâche, je cherchais un signe, je n'avais jamais reçu un seul message des cieux. Les livres s'étaient alliés contre moi. » (p. 100) C'est la victoire totale du kitsch sur l'art. de son propre aveu8 , Téo Spychalski trouvait anecdotiques ces passages concernant Marinette. Des représentations du kitsch dans le roman, le metteur en scène a gardé les plus graves, par exemple celle qu'évoque la brigade socialiste du travail formée par les jeunes buveurs de lait en uniformes impeccables. C'est l'arrivée de cette nouvelle armée de travailleurs moderne et performante, avec son immense presse hydraulique, qui signe la fin du monde tel que le connaît Hanta. On parlera ici d'une représentation d'un monde uniformisé et efficace, un autre des nombreux visages du kitsch. Plusieurs passages drôles, bien que de moindre importance, ont aussi été évacués de cette adaptation et, avec eux, une bonne part de la distanciation ironique contenue dans l'oeuvre.

Fils entrelacés : le découpage du texte proposé par Téo Spychalski est intelligent et rigoureux. Je succomberai à la tentation de paraphraser le metteur en scène qui disait qu'à l'instar de la presse qui transforme les livres en une autre matière, il lui revenait de mâcher le matériau littéraire pour en faire surgir une autre oeuvre . S'il a sacrifié plusieurs anecdotes et, de façon plus malheureuse, les éléments franchement comiques du roman, il a conservé la richesse de la structure, l'entrelacement - « il faut en faire une tresse », disait toujours Hrabal au réalisateur Jiri Menzel - des fils narratifs entre le passé, le présent et l'imaginaire, qu'il a resserrés autour de quelques histoires avec habileté. Dans le rôle de ce «palabreur» magnifique, le comédien Claude Lemieux manie avec un naturel impressionnant une langue poétique et iconoclaste, empreinte d'ironie, jouant juste ce qu'il faut d'emportement et de retenue pour qu'on le suive dans son délire imaginatif, flirtant par moments avec le grotesque, jusqu'au tragique dénouement, une « véritable ascension dans la chute ». Malgré le niveau de langue très littéraire, on ne cesse jamais de croire qu'il s'agit là d'un homme du peuple. À un moment viennent lui rendre visite dans sa cave deux jeunes Tziganes, interprétées par Tania Duguay-Castilloux et Marie-Daniel Lussier, dont la présence est un peu superflue puisque leur visite est narrée, comme les autres anecdotes. de même l'environnement sonore, accentué, surdimensionné, apporte un côté « supraréaliste » qui fait croire que nous sommes dans la tête du narrateur, au coeur de sa pensée déformée par l'alcool. Ce n'était pas nécessaire, nous y étions déjà. Au milieu du décor encombré de vieux papiers, animé par les très beaux éclairages de Mathieu Marcil, trône la presse hydraulique. Et dans ce souterrain devenant par moments une véritable caverne d'Ali Baba, la présence d'une grille d'égout d'où proviennent des bruits de chasse d'eau et de guerre de rats, l'alcool ingurgité et la forte présence du comédien, son jeu corporel appuyé, installent un des pôles importants de l'oeuvre : le corps et ses fonctions organiques. Ainsi, la matérialité du monde s'oppose aux « cieux inhumains», l'ivresse de la bière et la lecture des oeuvres s'opposent à la performance de la brigade socialiste du travail et ses buveurs de lait. La scénographie évoque la beauté et la crasse se fondant l'une en l'autre, comme Hanta entrant dans la presse pour faire corps avec les livres. Vers la fin, le récit qu'il fait de sa relation avec la petite Tzigane déportée vers les camps de la mort se révèle d'une touchante vérité. C'est un des points culminants de ce spectacle, à qui il ne manque, pour être une réelle réussite, que le franchement comique qui s'inscrit en contrepoint des thèmes tragiques de l'oeuvre. En ce sens, il manque un peu de l'esprit tchèque. Il manque le formidable rire de Hrabal. » Josée Bilodeau.

Les lecteurs attentifs, courageux, patients et indulgents de mes habituelles chroniques me pardonneront, je l'espère, cette petite incartade (qui n'est pas tout à fait la première, malgré tout). Quant à moi, il ne me reste plus qu'à me replonger, tôt ou tard, dans ce bouquin plutôt effarant, incroyable, à peu près inclassable, kitsch (au sens que lui donne Kundera), dont le style, les sautes d'humeur, les coquecigrues, les références (d'une immense érudition, sans jamais avoir l'air de trop y paraître), le sens inné de la dérision en font un moment rare, tellement rare, de la littérature. Un boulet de canon dont les moments intimes ou politiques sont tous, avec des attentes et des conclusions diverses, d'une complexité rare et pourtant immédiatement audible, par l'usage d'un franc-parler dont ce Hanta nous abreuve, qui semble sorti tout droit d'une conversation de bistrot entre philosophes célestes (et très terrestres aussi) délicieusement avinés.
Ce bref roman de Bohumil Hrabal c'est l'absurdité de l'ininterrompue succession des petits instants du quotidien renversée, les quatre fers en l'air, par la puissance tragi-comique incommensurable de cette écriture. Ce bouquin, c'est un rire énorme passé par le tamis d'un coeur monstrueux et d'une insatiable curiosité au regard bleu cristallin dont ne pourrait résulter que le suicide ou la vie éternelle (est-ce si improbable ? Ne fut-ce pas le choix de l'écrivain pour les derniers instants de son existence ? Et même si cette fin n'est qu'accidentelle, les raisons de cet accident sont elles-même source, dramatique, d'un ultime et énorme rire, n'est-ce pas ?). Il faudra donc relire ces cent vingt et quelques pages dévastatrices et créatrices une fois les dernières vagues de ce tsunami apaisées. Lire aussi d'autres titres, tel le roman Moi qui ai servi le Roi d'Angleterre ou encore l'un de ses recueils de nouvelles comme Les Palabreurs. Il faudra aussi aller explorer du côté de l'ami Jacques Josse, grand lecteur de Bohumil Hrabal devant l'éternel, tout particulièrement avec son - semble-t-il - très convaincant essai intitulé L'ultime parade de Bohumil Hrabal. Rendez-vous est donc pris, désormais...

Ci- après le lien vers cet excellent site québécois d'où est tiré l'article reproduit plus haut : https://www.erudit.org/fr/revues/jeu/2007-n123-jeu1112999/24222ac.pdf
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