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Critique de Ahenomartinusbarbus


Lire du Huysmans c'est – pour les pessimistes – se remonter le moral. Ce n'était pas mieux avant, et si l'institution du mariage a aujourd'hui du plomb dans l'aile, cela ne date pas d'hier. Dans ce roman, le célibataire Huysmans s'attaque au couple, peut-être parfois en pure théoricien, mais avec son talent habituel, façon Madame Bovary, la plume enduite de vitriol.

Huysmans c'est un Flaubert exacerbé, chez qui la phrase prime le sujet, dans une hypertrophie d'esthétique baroque, avec ses descriptions en dentelle point-décadent et son ornementation outrageante : « se tuméfiait un melon grandi dans de l'alcool », « le luisant d'un chapeau gras », « Sur une petite table, dans un coin, un fromage de Bourgogne, le ventre entaillé, s'effondrait sous l'attaque d'un millier de mouches ». Une telle tournure de style passe sans doute moins bien dans les dialogues qui, trop écrits, ne sonnent pas naturels (notre auteur prendrait cela pour un compliment) et on sent, dans cet autoportrait caché, quel travail tout cela impose : « dans le silence seulement troublé par un clapotis lointain de vaisselles et par le crachement de la plume sur le papier, Désableau en arrêt devant une phrase, hésitant pendant des heures entre un mot et un autre, se prenant le menton, mâchant son favori droit, grognant, se plaignant du vacarme de la bonne dans sa cuisine, du bruit de la petite qui reculait sa chaise. »

Ce qui importe et sauve tout comme toujours, c'est donc le style. Chez notre dandy cynique, Houellebecq classique, dans cet anti-conte de fée conjugal où le récit lève le voile sur l'après « ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants » (zéro mioche en l'occurrence), peu importe l'intrigue qui déroule rigoureusement sa thèse/antithèse/synthèse comme le faisait le « A Rebours ». L'occasion d'épuiser son sujet comme un fruit mûr qu'on dégorge jusqu'à la dernière goutte, et de dépeindre au passage quelques souvenirs d'étude, sinistres à souhait, ou ces tranches de vie parisienne, avec ses modes, ses publicités, ses labeurs et ses plaisirs factices « Des fusées de joie partirent, d'incompréhensibles gaietés saluèrent cette bordée de sottises ».

Et puis une misogynie provocatrice, qui explique probablement que le roman soit si difficile à trouver en Poche, où d'autres macédoines font recette aujourd'hui (la loi du marché faisant feu de tout bois). Car certes, l'homme de l'époque pouvait se targuer d'avoir pour soi,
l'épouse (« il haïssait d'ailleurs la bourgeoise dont la corruption endimanchée l'horripilait ; il n'avait d'indulgence que pour les filles qu'il déclarait plus franches dans leur vice, moins prétentieuses dans leur bêtise »),
la maîtresse (sans la sensualité d'une Nana de Zola),
les filles de joie (« arme spéciale (…) partie de ce régiment de filles dont la tâche, lucrative et morale, consiste à dérider les gens mariés et à les renvoyer plus assouplis dans leurs familles »),
et la bonne de maison (plus proustienne que Mirbeau).

Encombrement des richesses que ce harem du petit bourgeois, pires entraves possibles pour l'artiste en devenir, même si pour lui il y a la Muse « Vénus que j'admire, moi, la Vénus que j'adore à genoux comme le type de la beauté moderne, c'est la fille qui batifole dans la rue, l'ouvrière en manteaux et en robes, la modiste, au teint mat, aux yeux polissons, pleins de lueurs nacrées, le trottin, le petit trognon pâle, au nez un peu canaille, dont les seins branlent sur des hanches qui bougent ! ».

Toutes y passent. Les fillettes « en tablier courant en avant de leurs mères, les cheveux blonds retroussés sur le front par un peigne et tombant sur le cou en gerbes, les mains poudreuses et les joues barbouillées de récentes larmes ». Aux jeunes femmes « Ces adorables récipients de chairs neuves où les vices transvasés des mères se rajeunissent moralement : une éternelle morte-saison d'idées, un fumier de pensées dans une caboche rose ! ». En passant par les étourdies coureuses dont « Il connaissait assez la vie pour ne pas ignorer que l'intelligence, que la distinction ne sont que de maigres atouts auprès de ces filles qui se toquent du plus affreux goujat parce qu'il a l'oeil polisson ou féroce, qui s'en énamourent jusqu'à la folie pour des motifs qu'elles ne parviennent pas à démêler elles-mêmes. ».

Le peu de sensualité n'y prête pas aux sourires : « Eh bien ! si l'hiver, tu étais enfermé dans des pièces pareilles, pleines de courants d'air, chauffées au coke, éclairées dès deux heures de l'après-midi, par des becs de gaz, pendus si bas, qu'ils vous brûlent et vous font tomber les cheveux, si tu étouffais, l'été, au milieu de tout un monde qui se déshabille pour se mettre à l'aise, tire les nénés de son corsage et les soupèse afin de voir qui les a les plus gros et les plus fermes, si tu avais à supporter aussi trois ou quatre mois de morte-saison, tu verrais qu'il n'y a vraiment pas de quoi rire. »

Alors pour ceux qui posaient au misanthrope il y a 20 ans, parce que cela faisait chic, mais qui le sont devenus aujourd'hui, sous les cognées du monde contemporain, il reste Huysmans (et quelques autres). En Ménage, n'est peut-être pas son meilleur, mais c'est toujours moins idiot que de nager avec les dauphins ou d'aller voir la baleine bleue et l'aurore boréale, après 12h d'avion et le plateau végétarien de rigueur. Les bucket lists vous donnent envie de vomir ? le boum-boum primaire des autoradios vous a dégouté de la musique ? Les automobilistes, dégouté d'être piéton et les piétons, de conduire. L'homme d'hier vous a rendu féministe ? La féministe d'aujourd'hui a fait de vous un misogyne ? La mondialisation vous a rendu xénophobe ? L'inculture, le désintérêt, l'ignorance crasse où sombre l'Occident ne vous a toujours pas (!) rendu fan du Japon ? Alors pour vous, il y a encore Huysmans. C'est-à-dire d'excellentes raisons d'être horrifié de l'humanité, mais de l'être avec style, et le panache du dandy qui plane au-dessus de la masse.
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