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Critique de Ingannmic


Quel projet ambitieux que ce roman de Florina Ilis, dont la densité et l'originalité formelles rivalisent avec celles de son contenu...

L'écriture vous frappe d'emblée, vous accueillant un peu abruptement dans ce récit sans points -remplacés par des virgules-, qui fait se succéder sur un mode presque frénétique une multitude de points de vue dont on n'appréhende pas immédiatement les interactions.

Nous sommes sur le quai de la gare de Clutz, en Roumanie, où deux trains sont en partance. Désigné comme "le train des enfants", le premier doit acheminer les élèves privilégiés d'un collège privé au bord de la mer, lieu de leur colonie de fin d'année. le second rejoindra Bucarest.

L'effervescence du départ instille au récit une sorte de bouillonnement qui ne le quittera pas. L'auteure commence à nous familiariser avec ses nombreux personnages. Octavian, dont la mère a oublié les lunettes de plongée, Cazimir, en retard parce qu'il a attendu en vain son père qui devait l'amener dans sa BMV -pour épater tout de même les copains, il a revêtu sa tenue de David Beckham- Sonia la jolie blonde, qui pour la première fois part sans son lapin en peluche... les professeurs, les parents..
Dans le train pour Bucarest, patientent Pavel, journaliste qui enquête depuis plusieurs années sur la condition de l'enfant dans son pays (adoptions illégales, manipulation par les réseaux mafieux), une jeune médecin qui part rejoindre son époux en Amérique, ou encore une vieille femme venue à Clutz dans l'espoir d'y retrouver sa soeur jumelle...
Sur le quai, Calman et le Manchot, enfants des rues, font les poches des passagers ou des proches venus les accompagner.
Dans son appartement où son impotence la reclut, une vieille sorcière tzigane interroge sans relâche son jeu de tarot pour tenter de localiser son petit-fils, pendant qu'une jeune adolescente atteinte du sida prend la route d'un monastère isolé dans les montagnes, guidée par une illumination d'inspiration divine...
C'est un genre d'intuition quelque peu différent, bien qu'aussi pressant, qui pousse Bazil, le grand-père de Cazimir, à laisser brutalement ses travaux agricoles en cours pour rejoindre la ville, convaincu que son petit-fils a besoin de lui.

Et ce n'est là qu'un petit échantillon de tous les protagonistes que Florina Ilis met en scène dans son intrigue incroyablement riche. Elle construit ainsi patiemment un puzzle ample et complexe, tout en instillant à son récit, par le changement permanent de perspectives, une énergie constante.

L'événement qui cristallise toutes les pièces de ce puzzle est la révolte que les enfants du train, sous l'impulsion de Calman, clandestinement monté à bord, organisent, ayant enfermé leurs professeurs dans leur wagon, et obligé le conducteur à stopper le convoi en pleine campagne. Emportés par leur imagination fougueuse, nourrie d'une culture mondialisée et uniforme, et par une forme de naïveté les poussant à croire que tout est possible, involontairement aidés dans leur projet par un concours de circonstances, l'affaire prend des proportions démesurées, impliquant les forces de l'ordre, les médias et les autorités. L'auteure décrit avec minutie, heure après heure, le déroulement de cette crise, complexifiant ses personnages, décortiquant leurs questionnements et leurs contradictions, évoquant notamment avec acuité la capacité des enfants à passer sans transition de l'innocence à la violence et à la perversion.

Abordant par ailleurs de multiples autres thématiques, sociales, culturelles ou politiques, elle brosse un tableau exhaustif de la Roumanie d'aujourd'hui, évoquant aussi ses traditions, ses mythes et ses superstitions, l'accroissement des inégalités entre ses nouveaux riches et un peuple qui a une piètre estime de lui-même. Sous un régime post-révolutionnaire soi-disant démocratique, gouverné par une classe politique ignorant tout de la profonde vie sociale, le pays est gangrené par la corruption et la mainmise sur les économies locales de gangs mafieux ou tziganes, qui se livrent à divers trafics, dont les enfants des rues sont souvent les premières victimes. Car le sujet de la condition de l'enfant est au coeur du récit, avec l'exemple de ces gamins des rues ou vivant en institution, subissant sévices et traumatismes, réduits à la mendicité et à la délinquance, forcés de mûrir avant l'âge par une société agressive.

La notion de scission générationnelle est très forte également, nourrie d'une incompréhension mutuelle entre de jeunes adultes acquis à la modernité et à l'occidentalisation de leur société et des aînés parfois nostalgiques d'une ère soviétique au directivisme rassurant, comme entre les enfants du train et leurs parents ou leurs professeurs fermés à leurs territoires, se focalisant essentiellement sur ce qui les séparent.

Le synopsis de "La croisade des enfants" lui donne des allures de fable que la précision quasi chirurgicale du texte rend très réaliste, bien que certains événements manquent de crédibilité, parti pris sans doute volontaire de l'auteure, qui nous livre ici une épopée tragi-comique, jouant sur un subtil mélange entre situations absurdes et gravité du contexte, maniant l'ironie et l'humour pour mieux souligner la dimension finalement atterrante de son propos.

Une lecture pas toujours facile, mais qui vaut, pour sa richesse et son originalité, le détour...

Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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