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Critique de HordeDuContrevent


Délicatesse et subtilité sont les deux mots qui me viennent à l'esprit pour qualifier ce livre étonnant. Kazuo Ishiguro, prix Nobel de littérature 2017, a osé un pas de côté, en nous offrant cette histoire matinée de science-fiction qui, sous des abords assez simples, nous interroge sur notre humanité, notre part unique et insaisissable. le tour de force est de donner la parole à un robot dont nous suivons les pensées, les raisonnements, l'évolution, la vision. L'écriture, voix d'une intelligence artificielle, se veut logiquement particulière, simple, sobre et évolutive.

Klara est une A.A, une Amie Artificielle, un robot intelligent conçu pour partager la vie des enfants et des adolescents. Dans le magasin dans lequel elle attend enfin d'être choisie, nous comprenons que, par rapport aux autres A.A., elle est dotée d'un grand sens de l'observation, de curiosité et d'intelligence. Lorsque Josie, une adolescente de 13 ans, entre dans le magasin avec sa maman, c'est le coup de foudre mutuel. Elles se sont choisies. Klara entre donc dans cette nouvelle famille. Mais Josie est malade, affection assez étrange dont nous ne savons trop rien, qui la fatigue et engendre une ambiance particulière dans la maisonnée. Klara fait également la connaissance de Rick, le voisin, petit ami de Josie. le soleil est une préoccupation omniprésente pour Klara d'où elle puise son énergie, ses nutriments. A tel point qu'il devient source de prières et auprès duquel Klara se voit confier une mission rédemptrice pour sauver la jeune fille.

Si je suis restée dubitative sur la ferveur et l'espoir quasi religieux ressentis très vite par Klara auprès du soleil, j'ai particulièrement aimé l'ambiance distillée dans ce livre du fait même de découvrir paysages et intérieurs avec les yeux du robot. C'est très original car sa vision s'ajuste en permanence, notamment lors de déplacement, que ce soit en marchant ou en roulant en voiture, et ces ajustements se réalisent au moyen de visions parcellaires par « boites », par pixels, souvent mis en évidence à tel point que j'avais l'impression de voir moi aussi de cette façon :

« Puis je regardai au-dessus de la tête de Rick et je vis que le ciel s'était divisé en segments de forme irrégulière. Certains étaient orangés ou rose brillant, tandis que d'autres contenaient des morceaux du ciel nocturne, et dans un angle ou sur un bord, des sections de la lune. À mesure que Rick avançait, les segments se chevauchaient et se remplaçaient entre eux, même lorsque nous franchîmes un autre portail-cadre. Puis l'herbe, au lieu d'être délicate et ondulante, apparut sous la forme de plaques horizontales… ».

J'ai beaucoup apprécié ces visions kaléidoscopiques, également lorsque Klara comprend que son interlocuteur a une réaction un peu vive :

« La mère se pencha au-dessus de la table pour me voir de plus près et son visage remplit huit boîtes, laissant seulement les boîtes périphériques pour la cascade, et j'eus l'impression un instant que son expression variait d'une boîte à l'autre. Dans l'une d'elles, par exemple, ses yeux riaient cruellement, mais dans la suivante, ils étaient pleins de tristesse ».

Par ailleurs, fait subtil, nous percevons l'évolution de Klara qui, au fur et à mesure de ses observations, apprend les émotions, leur complexité, leurs nuances, jusqu'au point de les ressentir, chose importante selon elle, pour aider au mieux Josie. A en devenir presque plus humaine que les protagonistes en chair et en os, souvent étouffés par leurs failles et leurs difficultés. A en devenir humaine jusqu'au sacrifice d'elle-même.

« J'ai beaucoup de sentiments, j'en suis persuadée. Plus j'observe, et plus les sentiments auxquels j'ai accès sont nombreux. »

Certains passages sont déroutants, comme lorsque la mère, soucieuse, interroge Klara avant de se décider à l'acheter :

« Klara, commença la mère, je ne veux pas que tu te tournes vers Josie. Maintenant dis-moi, sans la regarder. de quelle couleur sont ses yeux ? — Gris, madame. — Bien. Josie, je veux que tu restes absolument silencieuse. Klara. La voix de ma fille. Tu viens de l'entendre parler à l'instant. Comment définirais-tu son timbre ? — La tessiture de sa voix parlée s'étend du la bémol au do aigu. — Vraiment ? » Il y eut un autre silence, puis la mère reprit : « Une dernière question, Klara. Qu'as-tu remarqué à propos de la démarche de ma fille ? — Elle a peut-être une faiblesse dans la hanche gauche. Et son épaule droite est susceptible de provoquer des douleurs, donc Josie marche d'une manière qui la protège d'un mouvement brusque ou d'un choc inutile. »

Enfin et surtout, c'est un livre qui soulève de nombreuses questions. Nous devinons que dans ce futur sans ancrage temporel précis, une forme de sélection sociale décide du destin des gens et que la société a accepté et est soumise à l'intelligence artificielle. Nous nous interrogeons, avec les adultes de la génération précédente, sur l'essence de chaque être humain, sur sa part non transférable, copiable, par une simple intelligence artificielle.

« Notre génération reste attachée aux sentiments d'avant. Une partie de nous-mêmes refuse de lâcher. C'est la partie qui s'obstine à croire qu'il y a quelque chose d'inatteignable au fond de chacun d'entre nous. Quelque chose d'unique, qu'il est impossible de transférer. Mais il n'existe rien de tel, nous le savons à présent. Vous le savez ».

La lecture de ce livre est très agréable. Si le scénario proprement basé sur la science-fiction est un peu simpliste, nous comprenons vite que cet angle futuriste n'est qu'un vernis pour permettre à l'auteur, à l'aube de cette vague déferlante de l'IA, de s'interroger sur notre part d'humanité. Les questions soulevées m'ont interpellée et le fait de se placer du point de vue du robot m'a passionnée. Je me suis réellement attachée à Klara, grâce, sans aucun doute, à la délicatesse distillée par Kazuo Ishiguro, au ton juste qu'il lui a prêté. A la grâce qu'il a su lui insuffler.
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