Malgré mes rêves sur l'hiver et ma nostalgie d'une neige que je n'avais jamais connue, je n'avais jamais mis en doute ce qu'on m'avait appris à l'école ni ce qui était écrit dans les livres. Ce qu'on tenait pour la vérité était évidemment la vérité et tout le reste n'avait aucune importance. Et si j'avais tort ? Si les récits qui nous étaient parvenus n'étaient que des fragments ternis d'un miroir déformant ? Ou pis : si quelqu'un avait brisé le miroir exprès, pour troubler le reflet ?
L'obscurité, je connaissais : chaque automne, au moment de la fête lunaire, le jour et la nuit se rencontraient pour échanger leurs places, et l'année entrait dans l'hiver.
J'avais rappelé à mon père que l'imperfection, l'usure et le changement faisaient partie intégrante de l'art du thé, et qu'il fallait leur accorder autant de prix qu'à la perfection et à la pérennité.
L'eau monte avec la lune et embrasse la terre, elle ne craint pas de mourir dans le feu ou d'habiter l'air. Quand on entre dans l'eau, elle se fait toute proche contre notre peau, mais quand l'on s'y jette, elle se brise en éclats.
Quel plaisir y avait-il à connaître la composition d'un cristal de neige, si l'on ne pouvait sentir sur la peau sa froideur , ni percevoir dans les yeux son éclat ?
On ne peut pas faire confiance au temps. Quelques semaines peuvent sembler un début d'éternité, et il est facile de vivre dans cette illusion.
Nous sommes des enfants de l'eau , et la mort est une alliée de l'eau. Impossible de les dissocier de nous: nous sommes fugaces comme l'eau, et dans le voisinage constant de la mort. L'eau et la mort vont toujours de concert , dans le monde comme en nous. Et il viendra un temps où l'eau qui coule dans notre sang s'asséchera.
Ces éclats d'une vie enfuie depuis si longtemps s'évadaient des pages jaunies si lumineux, si nets et colorés, que je ne pouvais plus m'en détacher. Les os de ce maître de thé, et l'eau qui avait coulé dans son sang, étaient retournés à la terre et au ciel dans des temps anciens, mais ses paroles et ses écrits vivaient, respiraient. En les lisant, j'avais le sentiment de vivre et de respirer moi-même de façon plus vraie, plus pleine.
Je n'arrivais pas à discerner les mots et cependant, j'en devinais la couleur sombre et acérée, qui pénétra jusque dans mes rêves.
Les choses marchent ainsi :
la terre prend la place de l'eau, sur la peau de l'homme ou sur la feuille qui sort du sable, et elle la recouvre de poussière. La feuille, la peau, le poil de l'animal, prennent peu à peu la couleur et l'aspect de la terre, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus savoir où l'un prend fin et où l'autre commence.
Ce qui est sec et mort deviendra terre.
Ce qui est terre deviendra mort et sec.
La terre sous nos pas, jadis, croissait, respirait, il y a longtemps de cela,
Un jour, quelqu'un pour qui nous n'aurons jamais existé marchera sur notre peau, notre chair et nos os, sur la poussière qui restera de nous.