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Critique de Henri-l-oiseleur


L'Homme Surnuméraire de Patrice Jean est un excellent roman. Il ne propose nulle évasion, nulle illusion, nulle émotion qui valoriseraient le lecteur. Il contient deux récits alternés : celui dont Serge le Chenadec, agent immobilier malheureux en ménage, est l'anti-héros, et celui que raconte Clément, jeune oisif littéraire embauché par une maison d'édition pour réécrire et résumer les passages incorrects des grands chefs-d'oeuvre. Voici deux personnages qui ont tout du "loser" : deux "mâles blancs hérérosexuels", dont on sait aujourd'hui ce qu'il faut penser. Ces deux hommes si différents sont des perdants de la guerre des sexes : donc, leur point de vue sur le monde est particulièrement intéressant, précieux, drôle et lucide. Flannery O'Connor disait que le Sud des Etats-Unis n'aurait pas donné naissance à ses grands romanciers s'il était sorti vainqueur de la Guerre de Sécession. Un bon roman, c'est le récit du vaincu.

Si l'on s'en tenait là, L'Homme Surnuméraire ne serait qu'une variation romanesque sur un motif déjà illustré magnifiquement par Michel Houellebecq : satire irrésistible du contemporain, de ses "auteures" (incroyable pastiche de Léa Lili, mais aussi, au chapitre VII, un autre pastiche possible d'Etienne Weil, l'ennemi des auteures à moraline, des pondeurs rebelles de polars bien-pensants) ; on y rit de ces éditrices citoyennes de livres pour enfants ("Le petit renard qui voulait être imam"), de ces Bovary habiles à travestir leurs intérêts égoïstes en causes généreuses, sans parler des sociologues, des universitaires. Depuis Cervantès et Molière, les vrais écrivains ne se lassent pas de rire des Père-La-Vertu et des Tartuffe sous leurs masques divers (aujourd'hui, de la Diversité). Cette veine est classique dans le roman français, même contemporain. Patrice Jean va plus loin dans l'art et l'ironie.

D'abord, le destin singulier de ses personnages est un miroir de notre monde : loin des sociologues, ces astrologues du quotidien, le romancier nous montre la société (et nous-mêmes, lecteurs) et nous aide à la connaître. Ensuite, il sait jouer des miroirs infinis du roman pour faire rimer ses récits entre eux, pour inclure les lecteurs, les critiques, les éditeurs et nous-mêmes, dans la réception de l'histoire. La fiction se négocie entre un auteur (nommé ici M. Horlaville, surnom du romancier qui dit bien qu'on écrit toujours à distance), des lecteurs, des cuistres universitaires, des éditeurs, des étudiants, et la meute journalistique. Cette construction du roman rappelle fortement "Jacques le Fataliste" de Diderot, cauchemar des esprits simplistes qui le font figurer dans leurs "pires souvenirs scolaires". Ce jeu sauve le roman de l'engagement sartrien. C'est à première vue "un livre réac", comme disent ses lecteurs dans le livre même : significativement, ceux qui portent un tel jugement n'ont lu que le premier chapitre (ce sont des étudiants, et leur professeur). Or ce n'est pas un pamphlet anti-moderne, engagé dans une Cause généreuse contre les pouvoirs culturels établis. Avec sagesse, Patrice Jean nous fait bien voir que le combat frontal entre idées et intérêts opposés perpétue le règne de la bêtise au lieu d'y mettre fin.

Il faudrait encore parler d'un dernier débat dans le livre, évoqué en peu de pages par souci de légèreté : celui qui oppose les sciences, surtout "humaines", nouvelle figure de la bêtise et du mensonge, et la connaissance du monde par l'art. Patrice Jean le signale avec discrétion par une citation de Gombrowicz en exergue du roman, et par l'image du sein féminin tel que le voit un médecin qui pratique une mammographie, et comme le contemple un amant. Cette échappée théorique, la parabole de la mammographie, est laissée à la curiosité du lecteur et à son enquête ultérieure.

Enfin, on ne sort pas intact d'une telle lecture. Non, on ne "prend pas des claques", on n'a pas des "coups de coeur" devant pareille "pépite", comme on dit à France-Culture, et autres ressentis vertueux. On est un peu vexé, on rit beaucoup, mais jaune. Une belle page, déjà citée deux fois sur Babélio (la p. 166), ridiculise les critiques improvisés d'internet (avec deux réactions comiques de clients d'Amazon) : comment oser écrire sur Babelio une critique de plus ? Eh bien, on dira de moi que "ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît". Patrice Jean s'amuse à écrire un cours d'université imaginaire où le professeur débite de pompeux contresens sur ... L'Homme Surnuméraire. Alors ...
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