Tentant de s'en éloigner, il reproduisait, sans en avoir conscience, le schéma de son enfance. Le comportement du paternel et de la fratrie dans laquelle il avait grandi. Pour obtenir l'attention du chef de famille, il fallait écraser chacun des frères. Il était le cadet et aucun des autres n'aurait laissé sa place au plus petit. Alors se battre. Alors la prendre de force. Alors ne pas pleurer, même si roué de coups. Alors ruminer, freiner son impatience en attendant que les années passent, en attendant que la vie développe ce corps d'enfant, d'adolescent, et cogner de plus en plus dur. Encaisser aussi, parce que le dernier debout affrontait le vieux. C'était sa fierté, au paternel, que ses gosses sachent que la vie était une chienne dépourvue de tendresse et de compassion. Il se glorifiait d'agir ainsi pour que ses fils soient prêts à affronter l'avenir qui, à ce qu'il prétendait,serait pire que le quotidien.
[...] Les morts apparaissaient à la belle saison, lorsque la neige quittait en partie les toitures. Ceux qui avaient mérité une sépulture décente avaient été emballés dans de la toile épaisse, et hissés, arrimés là, hors d’atteinte des animaux, protégés des charognards. Ainsi apprêtés, ils attendaient sous couvert de neige que la terre daigne enfin dégeler pour les recevoir.
[...] Tu es en train de me dire que personne ne connaît le propriétaire du Terminus ?
[...] D’après la rumeur et d’après ce que certains clients m’ont confié, il existe un endroit nommé le Terminus. Une zone franche où les malfrats condamnés de ce côté-ci s’installent pour être tranquilles. Ils y sont intouchables, s’ils restent dans les cordes.
— Quel genre de cordes ?
[...] Outre ses activités principales, débit de boissons et location de charmes, le Terminus gérait quasiment toute l’activité économique de la région. La station-service appartenait au Terminus, ainsi que le supermarché. Il possédait également les chalets l’encadrant, les machines nécessaires à la coupe et à l’acheminement du bois, et chacune des exploitations forestières sur lesquelles les hommes trimaient six jours sur sept par tous les temps. À la tête de cet étrange consortium, gérant et décisionnaire au quotidien, se trouvait le contremaître. La place était enviable, remplir ces fonctions consistait à prélever dix pour cent sur l’ensemble des recettes.
[...] Cette phrase qu’il avait prononcée tout à l’heure : « Dedans, ce sont des loups. » Elle comprenait à présent.
[...] — Ouais, ben t’imagine pas un seul instant qu’ils sont dedans comme dehors. Dedans, ce sont des loups.
[...] L’alambic géant muni de quantité de poulies et de mécanismes étranges afin qu’un cul-de-jatte sur fauteuil roulant puisse le faire fonctionner seul.
A son idée, il n'y avait que deux manières d'aider son prochain, soit en lui procurant de quoi subsister et donc de quoi entreprendre, soit en le poussant dans la tombe.
Les souvenirs sont des puits perdus dans lesquels l'eau jamais ne se fige tout à fait, il songea.