Je ne suis pas bonne, ça ne prend pas. Mauvaise terre, mauvaise graine.
Ce n’est pas grand-chose pourtant, une enfance. Mais c’est tout ce qui subsiste pour moi. Je ne sais pas me réfugier ailleurs.
Mes secrets, ma colère, mes pensées n’existent qu'en moi. Personne ne trouverait quoi que ce soit.
Je repense à mes débuts avec Marine. C’était une évidence. Je révérais son humanité, sa capacité à aimer sans conditions. J’aimais qu’elle pommade mes blessures de ses mots et de ses baisers. Avec Paul, c’était une puissance dorée sans animalité. Était-ce seulement fraternel ?
Notre misère familiale venait d’ailleurs. Dans les agissements violents et l’inculture paternels, dans l’obscénité verbale, dans la fermeture d’esprit.
Elle était résignée. Obéissante aux lois maritales et plus encore aux jugements villageois. Dit à la valaisanne, c'était : "Tu la fermes et tu serres les dents." Si je reconnaissais des qualités au caractère tenace des habitants de la région, je pouvais probablement le ressentir chez moi, ce tempérament dur, forgé par mon père, mais aussi par les lieux, par la géographie et les éléments impitoyables, les montagnes qui nous refermaient sur nous-mêmes, les parois verticales noires ou grises. Je pouvais désormais comprendre et chérir ce versant attachant de mes origines. Mais je ne parvenais pas à admettre le sacrifice jusqu'au-boutiste de ma mère.
Si, pour beaucoup, sa beauté simple et rassurante suffit à laver leurs yeux, pour moi le lac est le complice et le témoin de ma mue. Il m'étourdit, le ressac dit que désormais mon horizon s'étire plus loin que les montagnes de mon enfance.
Tout à coup, il a un fusil dans les mains. La minute d'avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre.
Si j'aime tant Lausanne, c'est d'abord par lui, le lac Léman. Il est le symbole de mon exil. Les gens, les bâtisses ne ressemblent en rien à mon environnement. Tout est plus riche. En tout. L'habillement, les coiffures, l'architecture, les mœurs qui diffèrent selon les quartiers. Et puis, plus de chuchotements sur mon passage, pas de regards qui se baissent ou ricanent, pas de honte. C'est comme être une autre. N'être ni vue, ni regardée.
Je cachais aux autres ces douleurs, je les enfonçais dans mes entrailles, qu’elles rongeaient petit à petit. L’air de rien, ces discussions me dépouillaient de mon armure, mais n’adoucissaient ni ma rage ni ma honte. Moi qui, si longtemps, étais demeurée en marge, de ma famille, de l’école, des gens. Moi qui pensais, prétentieusement, être différente, je réalisais que, dans la solitude de ma chambre, grâce à mes lectures hasardeuses et vagabondes, des liens s’étaient tissés malgré moi. Que, dans le fond, je n’étais pas totalement en dehors du monde. Que ma peur, quotidienne, lancinante, n’avait pas tout dévoré. Peu importaient les drames, les souffrances et les méandres familiaux, ils ne se devinaient pas forcément sur nous.