En attendant l'orage

-Regarde à travers le visage, Jessie. À travers et au-delà. Alors tu commenceras à voir pour de bon. Ne sachant trop ce qu’elle était censée y chercher, Jessie scruta le miroir ovale. La coiffeuse dans laquelle il s’insérait, lourd meuble d’ébène patiné, avait plus de cent ans, et la surface réfléchissante était mouchetée. Défaut de l’amalgame métallique. Trop de gens, songea Jessie, ont fixé intensément ce miroir.
— Voir quoi ? Qu’est-ce que je vais voir ?
Son professeur autoproclamé s’avança derrière elle, ombre floue dans le miroir défectueux à la faible lumière de cette pièce, pour placer ses mains fraîches sur les yeux de la fillette.
— À toi de le découvrir. Si je te le disais, ça te gâcherait la surprise.Les adultes sont bizarres, se dit Jessie. Lorsque les mains descendirent sur ses épaules, elle remua légèrement la tête. Une moue plissa aussitôt son visage de onze ans, dans l’attente du reproche imminent.
— Je t’ai dit de ne pas bouger ! Même d’un centimètre. Ne cligne même pas des yeux. Ça ne marchera pas si tu commences à gigoter.
La réprimande, qu’une haleine aigre charria jusqu’à Jessie, semblait d’une inutile brusquerie. En réalité, elle commençait à se lasser de regarder le miroir, et se sentit soulagée lorsqu’une voix provenant de la cuisine annonça le dîner. Elle se tourna vers son mentor. Les mains s’éloignèrent de ses épaules et un bref signe de tête l’autorisa à descendre du tabouret pour aller rejoindre les autres en bas.
Mais le professeur appliqua une élégante main blanche et manucurée sur la poitrine de Jessie avant de la laisser s’enfuir.
— Rappelle-toi, c’est notre secret, Jess. Si tu le répètes, tu l’annihiles. Tu t’en souviendras ?