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Critique de NMTB


NMTB
07 septembre 2017
Ernst Jünger était un amateur de la culture française sous toutes ses formes et il aimait le luxe. Difficile de ne pas être agacé par son récit relativement détaché de ces années de guerre ; de le voir se délecter du chic parisien, boire tranquillement du champagne millésimé, manger des huîtres, raconter ses soirées mondaines, ses rendez-vous galants, ses déjeuners au George V, ses collations chez Ladurée, ses dîners au Ritz, chez Maxim, à la Tour d'Argent… Paris est vraiment sa ville, il est comme un poisson dans l'eau, dans son bocal. Il manifeste un besoin de s'abstraire de l'action politique et de la guerre, peut-être de ne pas rajouter du chaos au chaos et j'ai l'impression que le métier de soldat le dégoûtait de plus en plus. Il aurait peut-être souhaité n'être plus qu'un artiste, un écrivain, comme Jouhandeau, Braque, Picasso ; être du côté des créateurs et non des destructeurs, une autre manière de lutter. Ses observations sur la nature, sa passion pour l'entomologie, la botanique, la relation de ses rêves nocturnes et les réflexions générales sur divers sujets, sont d'autres moyens d'échapper à l'obsession de la guerre. Il faut aimer méditer sur le destin, la liberté, le temps… Pendant toutes ces années Jünger lisait la Bible de bout en bout pour la première fois, c'est le fil rouge de ce Journal, il finit d'ailleurs l'Apocalypse à peu près une semaine avant le débarquement.
Mais, la guerre… Lors de ses premiers mois passés à Paris Jünger a travaillé, en tant qu'historien ou archiviste, sur l'exécution des otages en représailles des attentats contre les officiers allemands. Comparé à ce qui arriva par la suite ce n'était qu'un début, mais déjà le manque d'honneur des nazis l'inquiétait. Ces exécutions étaient au coeur de la lutte d'influence en France entre le parti nazi et quelques membres de la Wehrmacht, comme il l'explique dans sa note du 23 février 1942, où il dédouane en partie le général Otto von Stülpnagel, même s'il le compare à Ponce Pilate. Les vrais donneurs d'ordre étaient à chercher dans le parti nazi et à l'ambassade d'Allemagne.
En ce qui concerne la Shoah, j'ai bien sûr guetté ce qu'il en disait. Il a assisté à la rafle du Vél d'hiv, il écrit à cette occasion : « Pas un seul instant, je ne dois oublier que je suis entouré de malheureux, d'êtres souffrant au plus profond d'eux-mêmes. Si je l'oubliais, quel homme, quel soldat serais-je ? L'uniforme impose le devoir d'assurer protection partout où on le peut. » Mais la première fois qu'il évoque clairement des massacres de masses, si rien ne m'a échappé, c'est le 31 décembre 1942 en Ukraine, et c'est en ces termes : « le général Müller nous fit, par exemple, le récit des monstrueux forfaits auxquels se livra le Service de Sécurité, après la prise de Kiev. On évoqua aussi, une fois de plus, les tunnels à gaz empoisonné où pénètrent des trains chargés de Juifs. Ce sont là des rumeurs, que je note en tant que telles ; mais il est sûr que se commettent des meurtres sur une grande échelle. » le 21 avril 1943, il n'a plus de doute. le 16 octobre, il explique dans le détail la solution finale qui lui est révélée par Friedrich Hielscher.
En 1943 le concept de crime contre l'humanité n'existait pas encore, mais Ernst Jünger l'avait déjà en tête, informulé. Lui le nationaliste ne pensait plus qu'à l'avenir du monde : « Ma façon de participer à l'histoire contemporaine, telle que je l'observe en moi, est celle d'un homme qui se sait engagé malgré lui, moins dans une guerre mondiale que dans une guerre civile à l'échelle mondiale. Je suis par conséquent lié à des conflits tout autres que ceux qui opposent les Etats-nations en lutte. Ceux-ci ne s'y règlent qu'en marge. » Dans quel conflit est-il alors engagé ? Un conflit éthique contre le Mal, autrement nommé le nihilisme, contre la négation de l'individu, la haine aveugle, et la destruction sans discernement. D'où cette impression de détachement qu'il donne, car c'est une lutte avant tout personnelle et désincarnée. Il note vers la fin : « Il reste encore de la faiblesse dans mon dégoût : je participe encore trop au monde du sang. Il faut pénétrer la logique de la violence, se garder de tomber dans l'enjolivement à la Millet ou à la Renan, se garder aussi de l'infamie du bourgeois qui, bien à l'abri sous un toit, fait la morale aux acteurs d'une atroce bagarre. Quand on n'est pas mêlé au conflit, qu'on en rende grâces à Dieu ; mais on n'en est pas pour autant élevé au rang de juge. » Un livre qui s'en tient à l'observation du Mal, et qui essaye d'en comprendre les mécanismes.
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