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Critique de JustAWord


Littérature rare et précieuse, la littérature hawaiienne se trouve aujourd'hui une nouvelle représentante en la personne de Kristiana Kahakauwila.
Avec son premier recueil de nouvelles particulièrement remarqué Outre-Atlantique, l'autrice nous arrive aujourd'hui en langue française grâce à l'éditeur tahitien Au Vent des Îles spécialisé dans les littératures venues de l'Océanie, et à la traductrice Mireille Vignol.
39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie, au-delà de son titre intriguant et prometteur, vous invite à parcourir la culture hawaiienne et le déchirement de ses natifs tiraillés entre leurs origines et les multiples influences étrangères qui rendent Hawaii unique au monde.

Parmi les six nouvelles qui composent ce recueil, Kristiana Kahakauwila tente sans relâche de dessiner les contours de son île d'origine mais aussi de comprendre l'âme hawaiienne et sa culture, la vraie, celle que l'on trouve loin des masses touristiques et des hôtels de luxe. Celle des aloha chaleureux et spontanés.
Dans C'est le paradis, l'autrice découpe son récit en plusieurs choeurs narratifs. Au lieu de donner la parole à des personnages précis, elle préfère utiliser le « on » et le « nous », pour marquer un certain esprit de solidarité ou, plutôt de sororité. Car chaque choeur se compose de femmes hawaiiennes. Qu'elles soient jeunes et surfeuses, de retour du continent Américain devenues modèles de réussite malgré elles ou simples femmes de ménage dans un des multiples hôtels de l'Archipel. Ce qui les rassemble : une certaine idée de la culture hawaiiennes et de ses traditions.
Dès le premier texte, Kristiana Kawhakauwila expose le visage double d'Hawaii : d'un côté une Hawaii touristique bouffée par le capitalisme et déformé par le merchandising à outrance, de l'autre une Hawaii plus douce et apaisée, plus meurtrie aussi lorsqu'elle contemple sa soeur artificielle.
On comprend tout sous la plume précise de l'autrice. le ressentiment et l'apaisement, l'amertume et la joie, l'enfer et le paradis. Car ce ne sont finalement pas ces choeurs de femmes hawaiiennes qui vont devenir le point de mire du récit mais bien une simple touriste longtemps anonyme.
Pour cette touriste au bikini blanc à pois rouges, la paradis cache un enfer dont elle n'a même pas conscience.
Un enfer façonné par les hommes, comme importé, forcé. On retrouve ici un écho entre la vision tronquée d'Hawaii perçue par les touristes et l'erreur de jugement d'une gamine qui ne pardonne pas.
En un seul texte, Kristina Kahakauwila parvient à montrer la beauté de son île et de ses habitants pourtant malmenés, et la violence de l'étranger, du tourisme de masse qui défigure le visage d'Hawaii.
Par-delà les jugements et les différences pourtant, le drame rassemble, les choeurs s'unissent et tous font corps, retrouvant la chaleur et l'humanité du peuple Hawaiien. C'est le paradis est un grand texte sur l'identité et la féminité, sur la violence et le paraître.

Par la suite, Kristina Kahakauwila adopte une approche encore plus intimiste. Au-delà même de l'identité tiraillée de ses personnages, c'est une certaine image de la famille, une certaine idée que l'on se fait de nos proches, parent ou frère/soeur, qui va occuper une place prépondérante dans les récits de l'autrice. Dans Wanle, on suit l'histoire de Wanle, une jeune femme en quête de vengeance après la mort de son père, célèbre coqueleur hawaiien.
À travers son histoire d'amour avec l' « Indien » et suivant ses efforts pour élever des coqs de combats, le lecteur comprend que l'image du père idéal, champion invincible et figure presque divine, n'est que celle d'une petite fille qui n'a pas vu ou voulu voir la réalité. Cette double-réalité est aussi celle d'Hawaii, entre paraître et être. En passant, Kristiana Kahakauwila expose un peu davantage l'âme de son île avec ces combats de coqs où brutalité et douceur se mêlent pour devenir indiscernable. On comprend que le deuil, chez l'Hawaiienne, se fait par l'acception de la réalité de l'autre, avec ses défauts et ses qualités. Que la vengeance ne mène à rien d'autre qu'à de nouveaux chagrins.
Il en sera de même dans Portrait d'un bon père dans lequel un drame familial cache le ressentiment d'une gamine envers un père qui mène une double-vie. Mais au lieu de condamner, Kristiana Kahakauwila cherche à comprendre, à montrer que les frontières de l'amour sont mouvants, que la perfection est un idéal chimérique impossible à atteindre. Keaka, le père de la Sarah, tombe amoureux d'une autre femme et finit par fonder une autre famille. C'est encore un sentiment de déchirement, certainement plus intime celui-là, entre l'amour d'un père qu'on voudrait unique et impossible à fêler et son absence et ses insuffisances qu'on ne peut ignorer. Mais la réalité est plus cruelle et, surtout plus complexe, la vie toujours moins droite. Reste alors les sentiments inaltérables d'un père pour ses enfants, morts ou vivants, un amour qui se définit pas et, surtout, ne se grade pas.

Ce qui est important dans 39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie, c'est aussi d'accepter qui l'on est et ceux que l'on perd. Dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, Kristiana Kahakauwila déploie tout son génie narratif et liste le nombre de coups à boire alors qu'une jeune femme enterre sa grand-mère, revenue du continent pour l'occasion, de la lointaine Californie, à moitié haole (étranger) et à moitié locale. On sent ici une proximité avec l'histoire personnelle de l'autrice, beaucoup d'elle se retrouve dans cet éloge pas comme les autres où se mêle joie et tristesse, perte et harmonie. En dressant le portrait d'une famille par son recueillement, en gardant les moments de complicité malgré la peine, le texte est un brillant condensé de sincérité et d'émotions ambiguës. Comment être hawaiiens quand on est hapa ? Comment trouver sa place et être entier plutôt que moitié ? Et toujours, explorer sa propre histoire familiale, retrouver ses parents autrement, plus vrais et certainement moins parfaits qu'on ne l'imaginait.
Dans La route de Hāna, c'est presque du fantastique qui s'immisce dans le récit avec l'apparition brutale et impromptue d'un poi dog (chien bâtard/polynésien) infesté de puces sur la route des vacances qui finit par mettre en relief les différences qui séparent le couple formé par Becky et Cameron, c'est le paraître des deux qui volent en éclat et leur volonté qui s'affronte autant que leurs origines et leur façon de les vivre. La figure du chien, du poi dog, reviendra souvent dans l'esprit de Kristiana Kahakauwila, comme le symbole d'une origine mixte et errante, à la fois compliment et insulte. On la retrouve par exemple dans Wanle où l'héroïne elle-même a pour surnom poi dog par son amant.
Car les héros de Kristiana doivent concilier modernité et tradition, vie américaine et racines hawaiiennes. Et que rien n'est simple pour eux.
La nouvelle qui clôture le recueil, À la bonne vieille manière des paniolos, revient une dernière fois de façon magistrale sur ce sentiment presque schizophrénique en racontant l'histoire poignante de Pilipo, un jeune homme revenu de Californie pour assister aux derniers instants de son père hawaiien condamné par un cancer incurable. À la question de l'identité ethnique s'ajoute ici une problématique encore plus délicate, celle du coming-out, celle du Māhū. Comment avouer à son père traditionnaliste et qui rêve de voir son fils avec femme et enfants, que l'on n'a jamais aimé les femmes ? Doit-on même lui avouer ? Ou doit-on mentir pour lui ? Est-ce se mentir à soi ou faire du mal à tous que de le garder pour soi ? À la fois typiquement Hawaiien et fondamentalement universel, le texte et le dilemme de Pilipo prennent une autre dimension quand l'autrice met l'accent sur le vécu inattendue de sa soeur, dépositaire de ce secret depuis longtemps et qui essaye tant bien que mal de préserver père et fils. C'est un récit de sacrifice et de vérité qui clôt ce recueil, c'est aussi un récit sur la mort et la fin de vie, avec toute la difficulté pour le proche-soignant qui doit endurer sans rien dire le déchirement inconciliable entre son identité de parent et celle d'ultime soignant. Comme toujours chez Kristiana Kahakauwila, c'est en affrontant une réalité complexe et protéiforme qu'on a une chance un jour d'être entier devant soi-même et devant ses proches.

Au cours de ces six nouvelles, sensibles et nuancées, Kristiana Kahakauwila rend honneur à la tradition hawaiienne et en jette l'âme sur le papier de la façon la plus intimiste et la plus humaine possible tout en offrant aux figures féminines la place qui leur revient. Dépaysant, juste et émouvant.
Lien : https://justaword.fr/39-bonn..
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