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Critique de Enroute


Le volume propose le texte de "La critique de la raison pure" et quelques autres antérieurs. On y lit un détachement progressif du système métaphysique leibnizien (qui applique la raison sans limite jusqu'à expliquer le monde divin) au profit d'une pensée qui cherche à identifier les limites de la connaissance possible par l'intégration du recours aux sens.

On pourrait trouver dans "l'histoire de la nature et théorie du ciel", qui propose une histoire de la naissance de l'univers à partir des principes newtoniens, des analogies avec la théorie du big bang, mais c'est surtout un très joli texte, à mi-chemin entre science et récit, empli de poésie et qui porte à la rêverie.

La "nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique" est plus mathématique. Il y est refusé la posibilité d'un principe unique à la base de tous les autres, redéfini le principe de raison suffisante et proposé deux nouveaux principes (celui de consistance et celui de succession).
L'ultime principe jusque-là proposé, celui de contradiction implique pour être exécuté son contraire. Il ne peut donc n'y avoir que deux principes à l'origine de tous les autes, l'un positif pour les vérités positives, l'autre négatif pour les vérités négatives. Kant le nomme le principe d'identité.
Le principe de raison suffisante (qui postule que toute conséquence a sa cause) devrait être renommé, comme le proposait Crusius, principe de raison déterminante, puisqu'il s'agit d'identifier la cause qui "détermine" la conséquence. Celle-ci peut provenir de la liberté humaine. le principe d'indiscernabilité de Leibniz n'a pas de sens (il mélange vérité logique et vérité existentielle - ce qui n'est pas contradictoire n'est pas nécessairement existant).
Le principe de succession invalide l'autonomie des monades leibniziennes, celui de coexistence son harmonie universelle.

L'"Essai de quelques considérations sur l'optimisme" marque que Kant ne s'est pas encore détaché complètement de Leibniz et de la métaphysique puisqu'il soutient également que Dieu a fait le meilleur des mondes possibles.

"La fausse subtilité des quatre figures du syllogisme" est à nouveau logique. Il s'agit de ne reconnaître la validité que d'une seule forme de syllogisme, les autres sont plus suspectes.

La "Recherche sur l'évidence..." est une réponse à la question posée par l'Académie de Berlin en 1763. Kant y cherche les moyens de parvenir à une connaissance philosophique mathématique. Il y oppose le raisonnement mathématique analytique (sur des quanta) au raisonnement philosophique synthétique (sur des ensembles). Il reviendra sur cette distinction dans la "Critique". Mais si la philosophie peut importer des concepts mathématiques, elle a tout à perdre à chercher à l'imiter. Cela en revanche sera soutenu aussi dans la "Critique".

L'"essai pour introduire en philosophie..." est précisément un exemple d'importation en philosophie d'un concept mathématique : celui de la grandeur négative. Kant en déduit que dans la réalité physique, le négatif produit du positif : un déplaisir n'est pas un plaisir négatif, mais quelque chose qui s'oppose au plaisir. L'opposition en philosophie correspond à la négation logique.

"L'unique fondement possible d'une démonstration de l'existence de Dieu" sera totalement revu dans la Critique. Pour l'instant, Kant nie la possibilité de penser Dieu, que l'existence soit une simple possibilité (contre Leibniz et Wolff).

Les "Observations sur le sentiment du beau et du sublime" est une sorte de fantasme délirant sur les caractères nationaux... mais c'est évidemment toujours très drôle de voir comment sont perçus, de la part d'une éminence grise, "les Anglais", "les Français", "les Hollandais" (les pauvres !), "les Italiens ou "les Allemands"... encore une preuve que l'intelligence n'y fait rien : on a toujours tendance à dégoiser sur "les autres" !
Si naturellement ce sont les Anglais (et non les Français) en qui Kant reconnaît une "race" à la hauteur des Allemands, notons tout de même que c'est sur les Français que Kant a le plus à dire... comme quoi la parole dévoile malgré soi ce qui préoccupe... Bon alors puisque ça intéresse tout le monde, les Français sont paisibles, ce sont les plus aimables, ils le sont trop, tout est beau, tout est frivole et du coup, le Vrai n'a plus de sens. Tout ça c'est à cause des femmes, qui dirigent l'esprit de société et qui imposent une "miévrerie efféminée"... Voilà. Bon encore un qui n'a rien compris ! Et loin d'être négatif au final !

Dans le même esprit de détente, les "Rêves d'un visionnaire" sont très drôles. Avec surprise, on découvre que Kant a "aussi" des talents humoristiques. Il s'agit pour lui de faire comprendre au lecteur que sa raison ne saurait tout résoudre et, pour lui en faire faire l'expérience, de rapporter les délires du suédois Swedenborg (qu'il appelle Schwedenberg !) lequel prétend être en communication avec l'au-delà depuis vingt ans. Comme le très sérieux philosophe de Königsberg doit entraîner son lecteur avec lui sans passer pour un fanfaron à ses yeux ni lui donner le sentiment de le trahir, il prend mille précautions et emploie, comme arme de séduction, l'humour. C'est très efficace.

Vient ensuite ce qui prend la moitié du livre, "La Critique de la raison pure".
Il s'agit de décrire la manière dont fonctionne l'esprit dans le but de connaître les limites (par la critique) des connaissances atteignables (et donc du domaine des connaissances qui lui échapperont toujours).
L'esprit est divisé en quatre parties : la perception, l'intuition (abordée par l'esthétique transcendantale), l'entendement (logique transcendantale) et la raison pure (dialectique transcendantale). La perception fournit des sensations à l'intution qui les traite dans les deux intuitions pures (qui sont données a priori de toute expérience, l'espace et le temps). La synthèse empirique de l'intuition (qui s'appuie sur le divers des sensations et suppose donc son analyse) fournit quant à elle les concepts que peut traiter l'entendement. Celui-ci possède la faculté de juger. Il utilise pour cela douze jugements différents classés en quatre catégories. L'intuition est le royaume des images, l'entendement celui des relations (logique, langage). Bien sûr les domaines sont poreux : poser une question logique, en tant qu'elle engage la question de l'existence, engage la condition de l'expérience de la chose. Il faut alors dissocier la logique pure (qui interdit ce qui est contradictoire, mais ne s'intéresse aucunement à l'existence - si le contenu des concepts le permettent, "le schproutz est très blickxstre" est vrai indépendamment de l'existence du schproutz et de celle de la qualité blickxstre) et les conditions de l'expérience (qui n'intéresse que l'intuition ou spatialisation-temporalisation). Pour redescendre de l'entendement à l'intuition, les concepts passent par les schèmes qui sont le versant inférieur des catégories.
Enfin, pour orienter le jugement, agit la raison pure. Tout en haut de l'édifice, elle n'a aucun lien avec l'expérience et la matière et ne traite qu'avec les concepts purs de l'entendement. C'est elle qui donne l'unité du système (jugement, intuition, perception).

Les questions liées à l'existence et aux conditions de l'expérience sont traitées dans l'intuition, celles en lien avec les conditions de possibilité dans l'entendement et celles en lien avec les interrogations ultimes, celles qui n'impliquent aucune condition, dans la raison pure.
Celle-ci a trois interrogations ultimes : l'unité du sujet, celle du monde, celle de tous les existants. La première mène à concevoir l'âme, la seconde la cause ultime de toutes les choses (séries infinies des états de l'univers vers le passé et l'avenir), la troisième Dieu. Ces concepts de la raison purs sont nécessaires pour donner un sens aux choses : sans unité du sujet, je ne peux me poser dans le monde, prétendre y avoir un passé, me donner un avenir, etc. ; sans unité du monde, toute science est vaine car elle suppose la permanence des phénomènes physiques et la croyance en une succession de causes et de conséquences sans limites ; Dieu enfin me donne l'idée d'une téléologie à la vie et engage la notion de morale.

Mais bien fou qui croirait que ces trois notions (sujet, monde et Dieu) existent "vraiment" ! Ce ne sont que des guides pour l'existence - car si je veux agir dans le monde, je dois nier la causalité de toute chose et me donner moi-même comme initiateur d'une série nouvelle de conséquences, si je veux faire progresser mes connaissances, je dois nier Dieu sans quoi il me suffit de le tenir responsable de tout et supprime la valeur de mes interrogations, et cela implique encore d'abandonner pour un temps la croyance en l'immortalité de l'âme (unité du sujet). La raison pure échouant à répondre aux questions infinies, il m'appartient de choisir le schéma qui me convient selon les moments de mon existence et l'activité que je mène...

C'est donc pourquoi la dialectique est associée à la raison pure : elle passe d'une conclusion à l'autre - et seul l'emploi d'arguments raisonnés nous permettra de comprendre l'inanité de la recherche de réponses définitives à ces questions ultimes. Ceux qui refusent les arguments raisonnés versent soit dans le dogmatisme (conviction non argumentée), soit dans le scepticisme (conviction que tout est faux par refus de raisonner - ici, Hume en prend pour son grade). Au contraire, la raison nous mettra tous d'accord : il est inutile de chercher des réponses qui, par nature, nous échappent.
Enfin, Kant présage le triomphe de la raison pure dans l'organisation publique d'échanges et de controverse, car on ne peut que parvenir à cette évidence : nous échouons à répondre aux questions qui dépassent la raison pure. Une fois que tout le monde se sera convaincu de cette évidence, le monde tournera plus rond. C'est une extension politique qui est ici annoncée, en même temps qu'une extension pratique, car une fois posée la capacité de la raison pure à délimiter son champ d'action, il faut bien vivre.

Un mot sur le style d'écriture de la Critique. L'ordre, la sobriété, l'uniformité n'y sont jamais mis en défaut. Les idées s'y déploient parfois sans un seul mot concret pendant des paragraphes, peut-être des chapitres entiers. Les métaphores, les comparaisons sont rares, tous comme les exemples, et certains sont même écrits sous des formes "généralisées", ce qui les masque. le souci de Kant est manifestement de rendre son texte universel, sans prise en charge personnelle, sans point de vue singulier - tout est impersonnel et universel. C'est bien évidemment extrêmement impressionnant et, malgré les contraintes liées à ce choix (disparition des agents, personnification des concepts, etc.) contribue fortement à crédibiliser le texte. Cela le rend aussi très ardu à lire et il faut remonter en selle plus d'une fois (plus d'une fois par phrase, s'entend :-)).
Mais on relativise quand on songe qu'il faut un an à l'être humain pour apprendre à marcher : même si l'anticipation de l'avenir (unité du monde) échappe aux facultés de la raison pure, on peut sans doute dire (capacité du sujet à commencer une nouvelle série de conséquences) que, comme savoir marcher, Kant, ça servira toute la vie.
Par ailleurs, le texte évite encore les pièges de verser dans une réduction singulière ou une autosatisfaction malvenue : universel jusqu'au bout, il prône que la lumière de la raison pure éclaire chaque être humain, car c'est bien lui qui est au centre du système. En un mot, le monde de Kant est beau.

Si quelqu'un a des conseils de lecture pour m'aider à préciser la position de Kant sur le cogito, pour une biographie de Kant (et de Descartes aussi car j'en avais trouvé une mais elle était mauvaise...), je suis preneur.
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