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Critique de Tempsdelecture



Vierge jurée ou Ostaïnitsa, Остайница, en bulgare, voici la définition que Belleville Éditions met à notre disposition « femme qui fait serment de virginité et commence à mener une vie d'homme dans des sociétés patriarcales au nord de l'Albanie, au Kosovo, en Macédoine, en Serbie, au Monténégro, en Croatie, en Bosnie – ces contrées ou règne encore le Kanun ». de là, il faut comprendre ce qu'est le Kanun. Et cette fois, je reprends la définition wikipediesque à notre disposition « le Kanun est le nom de codes de droit coutumier médiéval auquel se réfèrent encore certains clans des territoires albanais du nord« . Si René Karabash, l'auteure est certes bulgare, ce récit, qui voit la transformation de la féminine Bekia en un masculin Matia se passe effectivement dans les contrées lointaines de nos territoires, aussi bien sur le plan géographique que temporel, d'Albanie. Ce sont, de fait, des terres encore marquées par des règles et courûmes ancestrales, des territoires comme scellés dans l'ambre, régis par ces lois orales, scrupuleusement codifiées, supérieures à toutes les autres lois promulguées.

Une reporter rapporte la première partie de ce récit, s'intéressant à celle qui apparaît être la dernière vierge jurée existante. Ce phénomène unique de transidentité codifiée fait naître quelques réflexions sur ces sociétés patriarcales, au sein desquelles une femme ne vaut guère davantage que les trente boeufs du troupeau voisin : il y a d'abord la trame narrative, qui lorsqu'on la considère dans son ensemble, est plutôt simple. Justement, cet ensemble est totalement éclaté, et complexifié par un discours très particulier sur la forme. Mais j'y reviendrai plus tard. Pour reprendre, l'encyclopédie en ligne, « Les vierges sous serment seraient le seul cas en Europe d'encadrement traditionnel et social des concepts de transgenre et de travestissement« . Bekia est devenu Matia, et autour de cela il y a tout le rôle de la famille, du poids de ces traditions immuables et obtuses, qui sont explorées, et ses mécanismes décortiquées, c'est littéralement fascinant de pénétrer les us et coutumes de cette culture albanaise.

Avec cette allusion au Kanun, l'auteure joue sur deux perspectives : la première, qui est celui du rôle très traditionaliste en Albanie de la femme, condamnée à épouser l'homme que son père a choisi pour elle, la seule voie d'émancipation de Belkia, c'est de devenir un homme en abandonnant son sexe de naissance. de l'autre, elle soulève la question de la validité même de ces lois édictées en d'autres temps par un cortège d'hommes qui avaient tout intérêt à préserver leurs privilèges masculins. Et comme souvent, ces codes et ces lois appellent à la violence, le sang doit couler, celui de la virginité perdue dans le lit conjugal, celui des balles reçues suite à ces vendettas issues directement du refus d'épouser l'inconnu ou face à l'hymen rompu de l'épousée. Cette écriture qui presque lieu de mélopée, à travers ce ton récitatif, atténue un peu ces moeurs tyranniques qui font plier l'échine de chacun, même les hommes qui paient cher les refus éventuels de leur femme : le système est d'autant plus pervers. le roman débute très symboliquement avec ce sang qui coule, Après que la responsabilité de chacun a été continuellement soulevée, soupesée, remise en cause, rejetée ou endossée.

C'est le texte, le fil de pensée, d'un esprit contrarié, interrogateur, indécis, qui chemine de Belkia à Matia, et ses nombreuses régressions se mêlent, fusionnent même, au récit qui progresse tant bien que mal, adressé à la reporter. Vers la liberté, la délivrance, la libération – ce que son alter-ego homme, Matia, n'est sûrement pas, car ces hommes subissent aussi d'une forme d'emprisonnement – du carcan des lois qui pèse sur eux. L'auteure pointe le doigt sur ce corps, qui se révèle être la première et plus importante forme d'emprisonnement, métaphoriquement, sous la forme de son travestissement, cette forme de mensonge déguisée sous des principes passés, éculés, dont l'auteure apporte la preuve en parallèle du non-sens. Jusqu'à quand le sang a-t-il encore un prix, celui de la Vendetta, lorsque la vengeance devient un cercle sans fin. Relié au passé par ces coutumes ancestrales encore vivaces dans ces territoires d'Albanie, au présent par la capitale bulgare qui lui offre une chance de vivre encore comme Bekia, ce texte est le parfait reflet du problème de conscience qui se joue pour elle, et dont elle nous livre avec circonspection les tenants et aboutissants au fur et à mesure de la narration.

Parlons de la narration. Qui est tout sauf linéaire. Femme/Homme, les sexes s'intervertissent, les temporalités et les narrateurs aussi. le rigorisme de ces lois explique peut-être une narration très relâchée où rien ne marque les dialogues, les changements du discours indirect au direct. C'est une construction qui amène de l'oralité au texte, avec des phrases décalées qui nous poussent à le lire à haute voix pour en respecter le rythme. L'auteure a visiblement décidé de casser les codes d'une narration classique, accordant de la liberté dans la forme là où par le fond il n'y en a pas la place. C'est le parcours, semé d'embûches, ou la prise de conscience, que derrière le Kanun, se cache un simple et absurde désir de garçon. Un orgueil, injustifié, mal-placé. Ou un homme qui ne parvient pas à aimer sa famille. Un système fallacieux pour se décharger de sa culpabilité, de sa faute. En contrepoint, les lettres de ce frère, Salé, parti en Bulgarie, sont les seuls passages où le chaos, de la faute née et innée, du poids de ces lois artificielles entièrement fabriquées de toutes pièces, laissent la place à un ordre naturel, celui de la liberté et du libre-arbitre.

C'est sans aucun doute un roman qui déstabilise, chamboule les repères d'une lecture continue et sans anicroche, pour coller à l'esprit d'une jeune femme, vierge, chamboulée par une faute qui pèse sur ses épaules et pourtant qu'elle ne ressent pas être. L'appel des traditions face à la liberté d'une modernité aux frontières abolies. C'est ce chemin-là que nous lisons, que nous défrichons plutôt à grands coups de faux à travers une écriture touffue et luxuriante, dont l'absence de points, de majuscules ne facilite pas le cheminement. C'est le dernier souffle d'un Kanun archaïque, que Rene Karabash décrit ici, pris dans la poussière du temps, et qui s'effondre avec les premiers rayons d'une liberté neuve, chaleureuse et aveuglante, pleine de promesses, à tel point qu'elle peut en être effrayante.











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