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Critique de oblo


oblo
23 septembre 2023
Les yeux plein de terreur, le garçonnet comprend qu'il a été vaincu. La cruauté vient de là, de cette compréhension qu'il a des événements, de ses conséquences, quand ses camarades ne disposent que d'un instinct stupide qui les avertit d'un danger probable. La sentence a les aspects d'une mort douce, et lente, et qu'on pourrait décrire en un retour, provoqué par neurochirurgie, vers l'état de bêtise que connaissent les autres élèves. Une voix, pourtant, celle du narrateur, a tenté de l'avertir, de le sauver du danger. La voix était celle de l'espoir, celui d'une vie fondée sur la raison, et celui d'une autre société, qui garantirait la liberté des hommes ainsi que leur capacité de réflexion et de former opinion. Las, ces espoirs s'envolent, ou plutôt s'écrasent, et il faut alors, pour ce mystérieux et ambivalent narrateur, recommencer sa quête et la formation d'un esprit, un seul, qui reprendrait le flambeau. Voici l'un des quinze contes que nous propose Ersin Karabülüt, jeune auteur turc à l'oeuvre déjà dense. Quinze contes, donc, courts et intenses, dystopiques en ce qu'ils semblent se dérouler dans une réalité parallèle à la nôtre et qui, pourtant, paraît partager avec cette dernière de nombreux points communs. Les maux de nos sociétés contemporaines, ses peurs, ses obsessions, y sont traduits avec brio dans des situations qui provoquent une nécessaire réflexion sur l'état de notre monde. de la relation amoureuse à la prédestination sociale en passant par, au choix, l'usage de la peur par les pouvoirs politiques, le culte de l'égoïsme ou l'isolement quasi psychopathique de certaines personnes, l'auteur turc paraît bien pessimiste - le titre parle d'une société résignée, donc sans espoir - quant à l'avenir de ce monde. Son dessin, à la fois réaliste et caricatural colle bien aux intentions de l'auteur : déformer la réalité pour que nous en prenions mieux conscience.

La couverture annonce la couleur. Une famille - une femme, un homme, une enfant - s'apprête à sauter dans le vide depuis le toit d'une maison. Tout autour d'eux, depuis les immeubles voisins, des femmes et des hommes ont déjà choisi ce triste sort. La femme jette un oeil derrière elle, sur le lecteur que nous sommes, comme pour le prendre à témoin de sa détresse. Détresse dont on pourra, au fil des pages et des contes, mesurer l'aspect protéiforme, révélateur des maux de nos sociétés. Car, loin de s'en tenir à la seule société turque, Ersin Karabülüt analyse plutôt une époque dans toute ses dimensions politiques, sociales, culturelles ou encore technologique. le ton est volontiers caricatural, presque obscène. Rien n'est épargné au lecteur, ni les scénarios chocs, ni les images crues. le trait se fait l'écho de cette ambition : dans une veine réaliste, Ersin Karabülüt dessine des personnages dont la laideur morale transparaît sur leur image physique. Les scènes les plus ordinaires de la vie quotidienne détiennent en elles quelque détail inquiétant ou horrifique, et il n'est pas un conte qui se termine d'heureuse façon. le ton, donc, est fataliste ; sans doute est-ce là une manière forte de nous mettre en garde contre les tourments qui nous attendent et qui sont, déjà, parmi nous.

Au centre de ces histoires, on retrouve des personnages bien souvent isolés que les circonstances vont mettre au pied du mur, ou aux prises avec un grand danger. A première vue, pourtant, ces personnages ne sont pas seuls. Maris et femmes, enfants, parents, amis ou camarades les entourent. Mais le danger provient bien souvent de ces individus si proches. Ainsi dans Mortelle apparence, un jeune homme raconte que son frère, au crâne déformé à la naissance, a la capacité de prendre n'importe quel visage, et que ce frère a pris pour habitude de prendre son visage pour mener une vie normale, conduisant à l'effacement du narrateur. Dans Une vie à crédit, des enfants tentent de tuer leur grand-père au motif que celui-ci consomme des crédits de vie, attribués en bloc au sein de chaque foyer. L'isolement familial est parfois plus pernicieux. Dans La chose au plafond, une vie de couple se fissure et se détériore lentement, au rythme de la progression descendante d'une étrange formation phallique depuis le plafond de leur chambre. L'amour, on l'a compris, est depuis longtemps une valeur déclassée. de l'or dans les mains parle tant de prédestination sociale - les enfants se voient attribuer un métier alors qu'ils sont encore à l'état de foetus - que d'effondrement des valeurs familiales : une naissance n'est heureuse que si la voie du futur enfant est favorablement tracée. Un met des plus exquis raconte la passion pour le moins pathologique d'un livreur de repas pour l'une de ses clientes. Même dans Une journée superbe, l'amour entre un jeune homme et une femme prend des allures de film d'horreur. Égoïsme (Le fantôme de l'innocence) voire égocentrisme (Aimez-vous les uns les autres), narcissisme, drame de l'isolement (Une drôle d'affection), atavismes psychopathiques (Une famille nombreuse), manipulations individuelles ou collective (Les vertus de l'épouvantail), Ersin Karabülüt passe en revue nos lubies les plus malsaines, nos comportements les plus ordinaires et pourtant les plus tragiques dans lesquels, d'une manière ou d'une autre, chacun pourra se reconnaître. L'auteur montre ainsi que l'égoïsme banal peut tuer, tous les jours, d'innocentes victimes, que l'amour qui rend aveugle ne rend pas nécessairement beau, que notre obsession de notre propre image peut nous tendre infiniment stupide ou encore que nos peurs, essentiellement, nous gouvernent. L'horizon est sombre, le tableau ne donne guère envie. La piqûre de rappel est certes douce - il ne s'agit que de tourner les pages -, et cependant brutale. Mais, à nous résigner, ce serait peut-être pire.
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