AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de isabellelemest


Ce Booker Prize est une surprise : l'auteur, le Sri lankais Shehan Karunatilaka, avait publié en Asie en 2010 Chinaman, un premier roman récompensé par le prix du Commonwealth, puis en 2020, en Inde, Chats with the Dead. C'est à la faveur de la pandémie qu'il l'a réécrit pour un public plus large et édité à Londres dans une petite maison, Sort of Books. Et soudain est venue la consécration avec le Man Booker Prize en octobre 2022.
Dans ce roman extrêmement dépaysant, situé au Sri Lanka en 1989, nous entrons dès la première page dans un purgatoire des âmes en peine, un Entre-deux après la vie Ici-Bas et avant l'anéantissement bienheureux dans la Lumière bouddhiste : dans une ambiance de hall d'aéroport bondé de morts récemment tués ou torturés, en quête de leur future destination dans l'au-delà, le héros, Maali Almeida, fantôme d'un photographe de guerre, dont toutes les actions seront narrées à la seconde personne du singulier, a une semaine (sept lunes) pour trouver qui l'a tué et pourquoi.
Mais qui a causé sa mort et toutes ces victimes ? La guerre civile, l'insurrection des Tigres Tamouls, sauvagement réprimée par le gouvernement, son armée, ses forces spéciales, ses escadrons de la mort, ou bien les Tigres, divisés en factions rivales et concurrencés par le Front de libération marxiste, ou alors les soi-disant Forces de Paix Indiennes qui raseront des villages entiers pour écraser toute révolte, sont la toile de fond de cette enquête policière post-mortem, car Maali a pris des photos, compromettantes pour leurs auteurs, de toutes les atrocités et de tous les massacres, avec des visages identifiables de responsables militaires ou politiques.
Mais Maali est un personnage complexe, joueur invétéré et habitué de la roulette et des tables de poker d'un casino louche à l'Hôtel Leo, membre de la « bulle » privilégiée de Colombo, hippie, homosexuel non déclaré, très infidèle à son partenaire, le jeune et beau Dilan Dharmendra, fils d'un politicien Tamoul, et bien sûr à sa « meilleure amie » Jaki, présentatrice de télévision, deux compagnons de sa vie avec qui il forme un triangle amoureux très uni, malgré ses rapports platoniques avec Jaki.
Les sympathisants des Tigres tamouls, comme le gouvernement et ses sbires sont sur la piste des précieux négatifs de ces photos, planqués par Maali dans une cache secrète connue de lui seul. Comment la révéler à ses amis pour faire éclater la vérité, et confondre les assassins, alors qu'il n'est plus qu'un fantôme impalpable, se déplaçant certes aussi vite que le vent, mais incapable de communiquer avec ceux qu'il aime et de chuchoter à leurs oreilles ? À moins de pactiser avec des forces obscures et d'être condamné à l'errance et au mal pour des « milliers de lunes » ?
Car la question du mal, essentielle dans une guerre civile où chaque partie rivalise en attentats, assassinats, enlèvements, tortures, exécutions sommaires, disparitions massives est centrale dans ce roman, par ailleurs riche en bons mots, caustique, drôle et satirique.
Cela amène l'auteur au détour d'une intrigue dont le rythme s'accélère pour devenir un thriller très réussi à partir de la 5ème lune (5ème chapitre), à poser incidemment et sur le ton de la dérision, des questions philosophiques : d'où vient le mal ? Des esprits malins, êtres obscurs, petits ou grands démons du panthéon hindou, comme le Mahakali, perchés sur les horreurs humaines ? des colonisateurs génocidaires et exploiteurs ? des instructeurs américains qui forment les bourreaux à la torture ? des trafiquant d'armes israéliens qui vendent indifféremment leur marchandise à tous les belligérants ? des Sri Lankais eux-mêmes ? “We have fucked it up. All by ourselves”, déclare le Mahakali : « Nous avons tout foiré. Par nous-mêmes. »
Et comment venger les victimes innocentes ? par la violence et les attentats, comme le pense Sena, fantôme d'un combattant marxiste ? par le témoignage des photos de Maali , susceptibles « d'arrêter les guerres et de faire tomber des gouvernements » ? Et Dieu peut-il exister dans ce monde de morts et de désastres ? Oui, répond Maali, car ni impuissant, ni indifférent, il est juste « incompétent » et mal organisé…
C'est sur ces boutades amères et caustiques que se clôt le roman : face au désordre du monde et à la quête de sens qui en résulte, ce qui nous reste, c'est juste « d'inventer des histoires, car nous avons peur du noir ». Car dans ce dialogue douloureux et souvent poignant des morts et des vivants, sous le poids immense des souffrances absurdes et cruelles portées par tous ces fantômes flottant invisibles dans le monde d'ici-bas, qui rendra justice aux disparus, si ce n'est l'écrivain ?

Un tour de force stylistique, une satire pleine d'autodérision, un thriller angoissant, bref un roman dérangeant et fascinant qui nous ouvre la porte de mondes et de mentalités inconnus.
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}