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Critique de HordeDuContrevent


« C'est précisément quand vous avez perdu vos racines que le moindre endroit où vous allez prend un sens considérable ».

Kapka Kassabova a choisi un bel objet et un titre a priori simple pour son livre : Lisière. Il s'agit, dans son sens littéral, de chacune de deux bordures d'une pièce d'étoffe, tissées parfois dans une autre armure que l'étoffe elle-même, parfois à chaîne doublée. Un terme qui a été étendu pour donner le sens géographique de bordure d'un terrain, d'une région, d'une forêt. Bref un synonyme de frontière. Quoique. Sentez-vous combien le terme choisi de lisière est plus flou, plus mystérieux, plus poétique que le terme de frontière ? Davantage chargé en matières, en symboles, en histoires. Plus texturé, plus nuancé. Moins bureaucratique.

Aller à la lisière c'est également aller à la rencontre de ses propres contours, de ses propres fibres, de ses coutures et de ses racines. Kapka Kassabova est écossaise mais originaire de Bulgarie, de Sofia. Pour se comprendre, elle décide d'aller dans ce lieu emblématique. D'y aller et d'y rester un temps très long. Elle prend son temps pour écouter, errer, recueillir, sentir. Elle s'imprègne de multiples récits au sujet de la frontière, nous imprégnant à notre tour. Pas De souvenirs de sa propre enfance, pas d'intimité dévoilée, elle laisse parler les autres et les écoute pour mieux se comprendre et se retrouver. Pour recoudre des morceaux d'elle-même trop longtemps laissés de côté. Aller à la lisière, c'est sentir aussi qu'au-delà de du bord, il y a ce que nous redoutons tous, la mort. Et donc mieux apprécier la vie.

« Les personnes qui habitent à la lisière ont peut-être quelque chose à nous apprendre sur les limbes ».

L'image de la bordure du tissu me plait particulièrement. Toute bordure naturelle d'une région est, elle aussi, souvent composée d'éléments d'une autre armure que la terre elle-même : fleuves, montagnes qui délimitent. Qui font frontière. Sauf lorsque les hommes s'en mêlent. En l'occurrence ici ce n'est pas deux mais trois pièces de tissus qui tentent d'être délimitées et raccordées par cette bordure imprégnées d'un renfort de mythes, de légendes, d'histoires, de civilisations disparues, de montagnes, de forêts denses: Kapka Kassabova nous amène en effet au croisement de la Bulgarie, le pays de son enfance, de la Grèce et de la Turquie. Là où prend fin l'Europe et où commence l'Asie. Pour nous guider, une carte de la région est disponible en tout début de livre et j'avoue l'avoir souvent regardée pour comprendre sa progression, son itinéraire en quatre grands lieux. le livre se divise d'ailleurs en quatre parties qui correspondent à ces quatre itinéraires : Mer noire, plaines de Thrace, col des Rhodopes puis retour à la Mer noire. Une boucle frontalière tel est son périple.

Si l'histoire, chargée, de la région est expliquée de façon très détaillée, l'auteure a fait le choix de nous l'enseigner par la voix des personnages rencontrés, tous croqués d'une façon poignante par la jeune femme, empreint d'une belle humanité. L'auteure sonde les visages, écoute leurs récits, partage leurs repas, apprend de nouveaux mot. Des gens simples au destin chamboulé par la grande Histoire de ce lieu, lieu emblématique au croisement de deux continents, de deux blocs, de deux religions. C'est cette alliance qui m'a émerveillée, cette façon de procéder : nous apprendre par le menu l'histoire méconnue de cette région par la voix de gens simples qui pour certains ont été broyés par cette lisière mouvante, ce couloir dans lequel circule de pauvres hères, mais qui vivent malgré tout. Et Kapka Kassabova partage ce quotidien. Cela donne un livre à la fois érudit tant en termes historiques que géographiques, et poignant tant les personnages rencontrés et à qui elle donne la parole sont présenté de façon respectueuse, authentique, empathique. le tout enrobé de contes et légendes de la région, d'ésotérisme, parfois saugrenue mais salvatrice, de rites, de mets culinaires. de poésie magnifique dans la description de certains paysages, dans cet espace naturel le plus préservé d'Europe. Une dimension humaine et poétique de l'histoire via une épopée grandiose. Voilà ce que nous offre l'auteure.

« Évoluant vers l'ouest depuis les plaines de la Thrace, j'avais l'impression de rebrousser chemin pour m'enfoncer à nouveau dans l'hiver. La neige était tombée très dru deux semaines plus tôt et les cols avaient été fermés. La première partie du trajet menant à la région orientale des Rhodopes était bordée d'arbres égayés de bourgeons blancs et roses frémissant sous l'effet de la brise et, pendant une heure enivrante, je roulais parmi les pétales volatils semblables à des confettis, comme emportée par une procession matrimoniale fantôme. Mais lorsque la route se mit à grimper pour atteindre les gorges, tels un ruban qui se déploie, les bourgeons s'évanouirent. Des sapins noirs se dressaient au-dessus de la chaussée, à peine fixés à des parois si hautes qu'on n'apercevait même pas leurs cimes. Des camions aux cargaisons pesantes lambinaient pareils à des escargots loin devant, flanqués d'un à-pic vertigineux. le bitume était érodé par la récente fonte des neiges et jonché de décombres forestiers, mais les accidents étaient étonnamment rares. Les conducteurs savaient que personne ne viendrait les chercher ici en cas de sortie de route. Qu'ils se décomposeraient au fond de la gorge, où les vautours viendraient picorer leurs os pour finir de les nettoyer, alors ils se cramponnaient au bitume et à la vie par la même occasion ».

J'ai été particulièrement marquée par le traitement des musulmans de Bulgarie massacrés, contraints à la conversion au christianisme ou forcés à l'exil en Turquie alors même que ces personnes ignoraient tout de ce pays et de sa langue, cette lointaine terre d'origine. Certains passages m'ont fait frémir. J'ai appris que 340 000 personnes ont ainsi été déplacées par leur propre Etat ce qui représente le plus grand déplacement de population en Europe depuis la Seconde Guerre Mondiale. Et ce en temps de paix. Je ne savais pas. Et ça c'est pour les musulmans d'origine turque…pour les Pomaques, les musulmans sans terre d'origine, c'est plus compliqué car ils n'ont nulle part où aller.

« La Bulgarie abrite la plus importante population de natifs musulmans de toute l'Union Européenne. Pas des migrants fraichement arrivés comme les Turcs d'Allemagne, mais des Turcs autochtones vivant en territoire bulgare depuis des générations, l'héritage humain de cinq siècles de domination ottomane riches en brassages ethniques ».

La guerre froide est également évoquée, cette partie du monde étant à l'époque le lieu des fuites clandestines des gens du bloc de l'est pour le bloc de l'ouest ; est abordée aussi l'histoire des exilés actuels, réfugiés syriens notamment. Une lisière chargée d'espoirs, de dangers, de menaces et de morts. Une lisière surveillée, quadrillée, renforcée comme les bords d'un tissu.

Si ces aspects du livre peuvent sembler complexes et sombres, quoique toujours amenés à travers des voix vibrantes et profondément humaines, cette lisière est également pleine de vie, multiculturelle, bigarrée, que l'auteure magnifie tout du long comme ici dans ce marché à Edirne, ville turque toute proche de la frontière :

« Ici les pauvres se comptaient par milliers, au sein de ce royaume du kilim et du kitsch. Et quand ils n'étaient pas pauvres, ils n'étaient pas riches non plus, car ici, pour une poignée d'euros, on pouvait se procurer des vêtements de bébé, de l'huile de serpent, des jeans Levi's « véritables » et des sous-vêtements XXL, du maquillage à forte teneur en paillettes et des chaussures en faux cuir. Les vendeurs, abrités dans leurs cavernes d'Ali Baba faites de peaux arrachées à des espèces africaines menacées, braillaient et amadouaient le chaland dans toutes les langues possibles et imaginables, dont l'arabe et le russe ».

Lisière est un magnifique livre de voyage, érudit, exigeant, empli d'humanité. Une dentelle qui lève le voile sur une partie du monde assez méconnue. Qui découd les clichés, nombreux, sur ces terres balkaniques. Qui tricote une mémoire et des racines, nécessaires à tout européen.

Lisière est également un livre métaphysique, une réflexion sur le sens même de ce terme, terme qui fait particulièrement écho à toutes celles et ceux dont les racines sont multiples, complexes, flouées, arrachées, voire coupées…La frontière entre soi et l'autre, entre les chanceux biens nés et les autres nés de l'autre côté, entre le rêve et la veille…connaitre ses frontières devient alors un moyen de retrouver ses racines. Et d'apprécier la vie avant de passer l'ultime frontière. Celle de la mort.

« Qu'est-ce qu'une frontière lorsque les définitions lexico-graphiques ne suffisent plus ? C'est une chose que tu portes en toi, à ton insu, jusqu'au jour où tu te retrouves en pareil endroit. Alors, tu hurles en direction du gouffre dont une paroi est baignée de soleil et l'autre plongée dans les ténèbres, et l'écho décuple son souhait, déforme ta voix, l'emporte jusqu'à une lointaine contrée où un jour, peut-être tu es allé ».
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