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Critique de JulienDjeuks


Cette chanson de geste (connue comme la plus sanguinaire) semble très inspirée de L'Iliade : la colère orgueilleuse de Raoul, son entêtement, font penser à l'Achille d'Homère. Les combats sanglants y sont décrits d'une même manière réaliste et effroyable : les lances qui brisent les dents, les épées qui font éclater écus et hauberts, emportant au passage morceau de chair ou membre, s'enfoncent dans la cervelle et font jaillir le sang, rappellent ces grecs et troyens qui, après avoir crié contre leur mortel ennemi, le cerveau transpercé, font « résonner » leur armure autour d'eux dans leur chute. On retrouve la même démesure des chiffres, l'acharnement au combat, à la vengeance, cette guerre qui ne s'arrête jamais, dont les causes ont été perdues de vue - ont-elles jamais eu d'importance, chacun venge un proche perdu au combat et semble volontiers entretenir sa frénésie. le serment de vassalité n'est plus au fond qu'une vague excuse.
La chanson de Raoul de Cambrai, est presque intégralement construite autour du thème de l'honneur guerrier. Pour l'élite guerrière, les questions d'honneur dominent les comportements et déterminent les relations, les allégeances et les mariages, font de ces seigneurs féodaux des êtres colériques, pleins de rengaine, détestables enfin. le jongleur ne manque jamais de souligner, l'air de rien, comment les armées de Raoul ou de Bernier, pillent, brûlent et saccagent les campagnes sur leur route. L'honneur qui est apriori une valeur positive des chevaliers, en devient une caractéristique fondamentalement négative : l'orgueil. Cet excès d'honneur, rend les chevaliers sourds aux conseils, grossiers avec les femmes, insultants avec leurs ennemis. L'orgueil est ainsi ce qui caractérise ces nobles qui ne connaissent que le combat, le sang, les festins, les provocations, le pillage et la possession des terres et des femmes, qui ne sont plus que des titres de gloire dont ils ne s'occupent jamais, passant tout leur temps à guerroyer. Raoul est le symbole de cet orgueil désespérant, culminant dans cette scène incroyable où Raoul poursuit sur des pages et des pages un baron ennemi, apeuré et pitoyable, auquel il a coupé la main pour l'achever. Lorsque celui-ci implore sa pitié et promet de se tourner vers Dieu, Raoul blasphème fortement, montrant que la satisfaction de son orgueil est pour lui bien plus important que les vertus chrétiennes. La légende de Raoul nait d'historiques conflits territoriaux et de cette incroyable histoire d'abbaye et de religieuses brûlées vives, illustrant dans les faits historiques cette crise de la féodalité.
Cette chanson de geste est ainsi le triste tableau d'une féodalité décadente qui sûrement a fonctionné plusieurs siècles (le seigneur protège ses sujets qui peuvent contre impôt prospérer en paix), avant d'être affaiblie par d'incessants conflits de territoires, dans les croisades, dans la guerre civile avec les Anglais (les mêmes familles se partagent et se disputent le morcellement du territoire…).
On rattache cette chanson au cycle dit des "barons révoltés" qui illustrerait les luttes entre puissants barons et le roi de France, mais ce n'est que dans la seconde partie, visiblement rédigée plus tard, que les barons ennemis se réconcilient pour tourner leur colère contre le roi qui apparaît alors comme un vil manipulateur qui dresse les barons les uns contre les autres afin de les affaiblir (il réunit les ennemis jurés dans une salle de fête en menaçant de condamner toute dispute…), et constituer un pouvoir centralisé. En constituant des ennemis intérieurs et extérieurs, il fait de ses vassaux de simples guerriers sanguinaires, et c'est lui qui apparaît alors auprès du peuple comme le nouveau garant de la paix. Ainsi l'orgueil condamnable des seigneurs de guerre prend un sens particulier, comme si ces nobles chevaliers étaient surtout trompés, dans l'erreur. Ils apparaissent dans la scène du duel, puis au festin, comme des enfants qui se chamaillent sans arrêt provoquant des disputes : les vieux sages dans leur faux duel pour le qu'en-dira-t-on qui veulent avoir le dernier mot le dernier coup ("tu m'as frappé fort, tu vas voir…"), jusqu'à la mort.
Les nobles guerriers sont donc comme des enfants querelleurs en défaut d'éducation. C'est justement Bernier, le bâtard (est-ce ce statut de rejeté qui permet sa différence ?), qui va rompre l'enchaînement des vengeances en s'agenouillant devant ses ennemis, rejetant par là symboliquement l'honneur guerrier pour des valeurs chrétiennes de paix et d'amour, valeurs chrétiennes portées par sa mère abbesse qui avait avec elle une bible de l'époque de Salomon. La faute de la mère, déshonneur violemment méprisé par Raoul, est justement ce qui symbolise l'humain chrétien : le droit au pêché, à la honte, au pardon. Ainsi, cette seconde partie appelle à une éducation nouvelle pour les nobles, qui leur permettra d'ouvrir les yeux sur le mal qu'il font dans les campagnes et sur la véritable origine du mal, ce roi trop puissant avide de pouvoir. Cette nouvelle éducation, c'est celle de l'idéologie courtoise, éducation chrétienne, lettrée, sensibilité poétique, maîtrise de la parole, politesse et galanterie… Idéologie qui passera notamment par les romans de chevalerie.
Et c'est bien ce dont il s'agit dans cette troisième partie qui rompt totalement avec le style et le ton des deux premières. Mais l'auteur qui aurait pu reprendre cette réflexion semble se désintéresser totalement des querelles régionales et de la révolte des barons contre le roi, à laquelle il préfère l'étrangeté du monde des Sarrasins. On entre dans un roman courtois pouvant faire penser aux romans de Chrétien de Troyes, aux aventures de Tristan et Iseult. On y retrouve de la galanterie, des aventures abracadabrantes, des rencontres hasardeuses, un filtre d'anti-amour… Les valeurs chrétiennes deviennent fondamentales avec la question du pèlerinage qui permet de faire pardonner ses crimes de guerre. En dépit de cette totale déviation de la chanson, de son ton et de sa signification, le personnage de Bernier, servant de fil conducteur, introduit l'auditeur dans cette toute nouvelle idéologie : la courtoisie. La chanson prend ainsi ce sens pédagogique de transformation de la noblesse (passage d'une noblesse de mérites guerrier à une noblesse de culture). La courtoisie vise à mettre un terme à l'idéologie de l'honneur guerrier. Et Bernier en est l'incarnation, bien que toujours talentueux chevalier, c'est son intelligence, ses ruses et précautions, son aisance oratoire, l'amour respectueux qu'il a pour sa famille et pour sa femme, l'importance de la fidélité dans le mariage, son attachement aux valeurs chrétiennes, son sens du pardon, qui le caractérisent. Il est amusant de voir que si les deux premières parties faisaient clairement penser à L'Iliade, celle-ci rappelle L'Odyssée d'Homère. Bernier, prisonnier en terre étrangère, lointaine, revient sur ses terres, se déguise en vieux pèlerin alors que sa femme doit repousser les avances d'un nouveau mari… Dommage que la qualité de narration n'accompagne pas cette troisième partie qui, malgré son ton très différent, pourrait proposer une conclusion cohérente à la chanson de Raoul de Cambrai.
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