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Critique de ClaudeAttard


La littérature estonienne, vous connaissez ? Moi, je n'en savais rien du tout jusqu'à ouvrir ce bouquin, qui est franchement bon, et qui n'a pas usurpé sa réputation.
Et quelle imagination, surtout que Andrus Kivirähk ne s'est pas gêné pour prendre des libertés avec la vérité ! Ne cherchez donc pas de réalisme, il n'y en a guère. On croise dans ces pages une femme mariée à un ours volage, un vieillard qui attrape des vents avec des cordes, un autre qui part guerroyer en volant grâce à des ailes constituées d'ossements humains, une mère qui fait rôtir des élans entiers pour nourrir ses enfants, des chevaliers teutons, des gens qui hibernent en compagnie de serpents, un poisson barbu presque aussi vieux que le monde, un couple d'anthropopithèques qui élèvent des poux géants, des louves domestiquées pour la monte et la traite, une salamandre de combat volante, et bien d'autres choses extraordinaires. Sans oublier bien sûr la langue des serpents, qui permet aux hommes qui la connaissent de communiquer avec ces reptiles et avec la plupart des animaux de la forêt, dans laquelle ils vivent.
Qu'on ne s'inquiète pas, cet apparent fatras forme un tout parfaitement cohérent. Il s'agit d'un tissu d'allégories tout à fait parlantes et claires. le fond est triste, malgré l'humour débordant contenu dans ce livre. le narrateur, Leemet, vit dans la forêt avec son peuple au glorieux passé, hélas révolu. Ils connaissaient la langue des serpents et, grâce à elle, ils dominaient leur monde et les animaux. Puis, petit à petit, ils ont quitté les territoires de leurs ancêtres pour aller vivre dans des villages "modernes". Il n'y a plus personne dans la forêt. Ainsi commence l'histoire, et cette phrase revient régulièrement. Il y a la stupidité de ceux qui partent, et la méchanceté de certains de ceux qui restent, car ceux qui s'éloignent ne le font pas sans raison. Les vrais méchants ne sont pas les villageois, ce sont les "intégristes", mais il s'en trouve aussi dans les villages, ce qui donne à l'auteur l'occasion d'exprimer un anticléricalisme qui s'oppose à tous les dogmes imposés.
Il y a également une dénonciation, par la caricature et la parodie, du "business de la nostalgie" par lequel des cultures se tournent vers le passé en essayant de le faire revivre anachroniquement : tourisme, traditions révolues, industrie bio, ruralisme… Comme dans ce livre, les défenseurs du passé sont souvent ceux qui ont le plus perdu le contact avec lui. Ces défenseurs de la tradition n'ont-ils pas, pour certains, pris le chemin suivi dans l'histoire par ce mage qui assassine ceux de ses semblables qui refusent de croire ses balivernes soi-disant venues de l'ancien temps ? Dans la fiction comme dans la vraie vie, certains se tournent vers la violence, d'autres vers l'auto-destruction, d'autres encore vers la fuite. Qu'importe ? Quand une époque est révolue, aucune force ne peut la faire revivre.
Ce roman est aussi l'histoire d'une solitude. Leemet est de plus en plus seul. Il est le dernier homme de sa famille, le dernier à savoir la langue des serpents, et au bout du compte il est le dernier tout court. C'est la fin d'un monde, la fin d'une culture, la fin de magnifiques connaissances qui s'éteignent avec lui. Pas de chute heureuse, pas de culpabilité, pas de bons sauvages ni d'affreux civilisés. le mal est venu de l'intérieur, et nulle planche de salut ne s'offre au héros. Tous ses efforts pour transmettre son savoir se heurtent à des impossibilités. Il n'a pas de descendance et même lorsqu'il s'apprête à passer le flambeau à un autre enfant, cela ne peut se faire.
Comment réaliser un si parfait équilibre entre la profonde tristesse du propos et l'humour décapant de l'écriture ? Je l'ignore, mais l'auteur a su trouver la solution. Quelques allusions propres à la culture estonienne sont éclaircies par le traducteur dans des notes et dans une passionnante postface. le tout forme un bouquin captivant et très bien écrit, qui incite, comme j'aime qu'un livre le fasse, à la méditation.
Lien : http://attardd.fr/index.php/..
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