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Critique de HundredDreams


A la vue de cette superbe couverture représentant une sorte de reptile ailé, je n'ai pu résister à son charme ancien qui m'a rappelée les planches Deyrolle tant aimées de mon enfance.
« L'homme qui savait la langue des serpents » est un roman étonnant, mystérieux, qui m'a transportée dans un monde fascinant et étrange, peuplé d'animaux extraordinaires. Dans mes rêves éveillés, j'ai vu la légendaire Salamandre protégeant les rivages et affrontant des navires qui venaient piller les côtes estoniennes, un pou géant de compagnie, des ours qui séduisaient les jeunes filles,...

Entre récit fantastique et vieux mythes, roman picaresque et conte épique, règne un univers enchanteur où le réalisme magique côtoie l'histoire, le folklore, la culture et le paganisme. Ce roman est incontestablement insolite et extravagant, accentué peut-être par notre manque de connaissances et de références culturelles et historiques sur l'Estonie.

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Le roman d'Andrus Kivirähk est un voyage passionnant qui nous plonge dans les forêts de l'Estonie médiévale à la rencontre des derniers peuples païens.

Avant l'invasion de chevaliers teutoniques venus de Germanie, les estoniens vivaient en harmonie dans la forêt, parlaient encore la langue des serpents, élevaient des louves laitières, se déplaçaient à dos de loup et hibernaient en hiver.
Mais depuis, leur monde et leur mode de vie sont en sursis. Petit à petit, les familles quittent la forêt, attirées par la vie plus facile dans les villages, et oublient leurs coutumes ancestrales. Elles apprennent l'allemand, se convertissent au christianisme et adoptent des noms bibliques.

« le monde change, il y a des choses qui sombrent dans l'oubli, d'autres émergent. »

Andrus Kivirähk est un auteur talentueux, qui a su créer un univers fascinant et original saupoudré de merveilleux et de fantaisie débridée. Toutefois, la dernière partie du récit devient un peu plus sombre et plus violente.

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L'histoire n'est pas linéaire, elle se déroule en empruntant des sinuosités, suivant les différents habitants de la forêt tout au long de leur vie. L'auteur ne s'est pas focalisé totalement sur le personnage principal, il a aussi réussi à donner vie à de nombreux personnages inoubliables.

Le jeune Leemet, le narrateur, est le dernier de son peuple à connaître la langue ancestrale des serpents, celle qui lui permet de communiquer avec les serpents et les animaux de la forêt. Son récit se teinte souvent de mélancolie et de nostalgie, car si la Salamandre endormie ne se réveille pas, son peuple va s'éteindre.
Sa personnalité complexe, avec ses failles et ses imperfections, sa curiosité, ses doutes et ses interrogations le rend profondément humain et d'autant plus attachant. A travers le parcours de notre jeune héros, on ressent le changement profond qui s'opère dans sa vie : attiré par le nouveau mode de vie des étrangers et respectueux de l'ancienne culture, on voit se dessiner dans son esprit une envie de compromis.

« Les désagréments, c'est comme la pluie : un jour ils vont nous tomber dessus, mais il n'y a pas de raison de s'en soucier tant que le soleil brille. Et puis, la pluie, on peut s'en protéger, et beaucoup de choses qui semblent fort laides vues de loin ne sont pas si terribles que ça quand on s'en approche. »

Il dépeint un monde en profonde mutation : le poids des anciennes traditions et des rites sacrés face la modernité, un mode de vie de chasseurs-cueilleurs face à l'agriculture et l'élevage, la nature face à la culture, le paganisme face à la religion chrétienne.
Ce qui est extrêmement bien réussi, c'est la façon dont Leemet prend conscience de l'irrationalité et de l'absurdité du fanatisme religieux des deux sociétés.

« Il y en a qui croient aux génies et fréquentent les bois sacrés, et puis d'autres qui croient en Jésus et qui vont à l'église. C'est juste une question de mode. Il n'y a rien d'utile à tirer de tous ces dieux, c'est comme des broches ou des perles, c'est pour faire joli. »

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De nombreux personnages, délicieusement croqués, à la fois hauts en couleur, loufoques et charismatiques, mettent une ambiance pleine de folie et d'extravagance : une jeune vipère royale, le grand-père de Leemet qui se bat comme un enragé avec ses crocs venimeux, le mystérieux personnage de Meeme, Tambet le sorcier du bois sacré, un couple d'anthropopithèques, Nounours l'amoureux transi de Salme.

« Nounours, c'était ce gros plantigrade avec qui ma soeur s'était mise en ménage depuis déjà cinq ans. Je me rappelais très bien comment elle avait quitté notre foyer – pour maman, naturellement, c'était une grande honte et un terrible malheur, car depuis sa triste expérience de jeunesse elle ne pouvait pas voir les ours, même en peinture. Bien sûr, il y avait belle lurette que nous savions que l'un d'entre eux tournait autour de Salme, mais maman faisait tout ce qu'elle pouvait pour tenir sa fille à l'écart du grand brun. À vrai dire, elle ne pouvait pas grand-chose. Salme traînait tout son saoul dans la forêt, et son galant traînait là où il fallait ; dans ces conditions, évidemment, leurs chemins se croisaient sans arrêt dans les fourrés. Il est très difficile à une jeune fille de se garder d'un ours : c'est si grand, si doux, si mignon, et ce museau qui sent le miel. Maman guerroya tant qu'elle put, mais le soir, quand ma soeur rentrait, ses vêtements étaient toujours couverts de poils. »

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Dans une langue fluide et ensorcelante, Andrus Kivirähk explore avec profondeur et subtilité, la perte de l'identité culturelle et sociale, la confrontation entre traditions ancestrales et modernité. Il offre également des réflexions très intéressantes sur la famille, la guerre, l'amour, la condition de la femme et la liberté.

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L'écriture d'Andrus Kivirähk est magnifique, poétique, colorée, légère, vivante, teintée d'humour, d'ironie et de sarcasme. Par la beauté des paysages, par la richesse incroyable du monde imaginé par l'auteur, par les émotions transmises, cette lecture est vraiment immersive.
Mais l'auteur n'hésite pas à emprunter des chemins plus tragiques, jonglant habilement avec la brutalité, la naïveté ou la stupidité des hommes, jouant ainsi avec nos émotions.

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En résumé, "L'homme qui savait la langue des serpents" a un charme très particulier. Il a réussi à me séduire grâce à son atmosphère déjantée, son inventivité, ses personnages burlesques à la limite de la caricature, son monde riche et fascinant, son atmosphère entre mythologie et Histoire.

"L'homme qui savait la langue des serpents" fait partie de ces romans rares, qui sortent de l'ordinaire. Il ne plaira peut-être pas à tout le monde, mais si vous souhaitez lire un roman atypique, il sera peut-être votre prochain coup de coeur, tout comme moi.
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