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Critique de Shaynning


Incontournable Album Février 2023




L'auteur-illustrateur, qui nous a livré la fratrie d'albums sur ces petites souris à l'origine des grandes inventions technologiques du monde moderne, propose un nouvel espace, un espace d'une mélancolique homogénéité grise où l'esprit humain semble maintenu entre quatre murs de béton, pour d'obscures, mais très certainement discutable raisons.




Nina observe une ville dominée par de hauts grattes-ciels dépersonnalisés baignant dans une brume d'échappements d'usines, tel un petit poussin égaré contemplatif. Elle et son père viennent de déménager en ville, ce qui n'est guère pour lui plaire et comme un malheur ne vient pas seul, cette ville est dépourvu de la plus élémentaire trace de couleurs. Il n'y a pas de verdure végétale, pas la moindre fantaisie de revêtements de surface, les gens limite leur garde-robe à la palette des gris, de même que les diverses nuances offertes en peinture à la quincaillerie. Dans cette ville, les arts sont pratiqués en cachette, les couleurs sont jugées dérangeantes "pour certains" et les habitants semblent y évoluer sans entrain, plus mécaniques que réellement dynamiques. Nina n'est qu'une petite chose dans cet empire de béton et d'angles sévères, mais comme le mentionnait si justement une critique* que j'ai pu lire: Nina est un "Petit grain de sable jaune dans les rouages grisâtres d'un régime totalitaire". Et les grains de sable, c'est bien connu, peuvent à eux seuls être les éléments susceptibles de produire des changements.




Il y a quelques années, j'ai lue dans une charmante petite BD amateure la citation suivante, de Anthony Burgess, un écrivain britannique: "L'art, parce qu'il est liberté, est aussi subversion. Aucun État ne peut aimer les artistes, à moins qu'ils ne disent ce qu'il souhaite entendre. Ce qui est la négation de l'art."




Cette citation me revient en mémoire quand j'observe, à l'une des pages, cette fresque en apparence inoffensive d'un poisson rouge dans l'eau, casque audio sur les oreilles, peinte sur l'un de ces immenses murs d'une extrême froideur de la ville. Nina s'y est arrêté pour le contempler. L'art de la rue m'a toujours semblé l'une des formes les plus audacieuse des arts, parce qu'il demande à être réalisé en un temps records sur des bâtiments sans avoir le droit de les réaliser. Subversif? Assurément! Sa simple présence est un acte de contestation. Et il est en couleurs! L'art de rue rappelle qu'il y a des artistes et donc, des gens qui échappe aux tentatives de contrôle des états totalitaires, ou non. Là où il y a des arts qui ne sont pas au service de l'état, il y a liberté.



Ce qui me rappelle un film, cette fois: "Bienvenue à Pleasantville". Dans ce film, deux ados sont propulsés dans un monde fictif de la télé, Pleasantville, une petite communauté sainte-nitouche au possible, dans la plus pure tradition des stéréotypes de genre et de la pensée Blanche catholique américaine. Et soudain, la présence de nouvelles idées, de nouveaux comportements, de la part des deux ados, bousculent leur univers si carré et conforme, pour se teinter littéralement de couleurs ( le film passe ainsi de "noir et blanc" à "version couleur" par fragments). Tout comme dans ce film, ce qui est "coloré" dérange, n'est pas admissible et est soumis à la censure.




Pourquoi? Faut-il une réponse logique à cette question extrêmement subjective? Parce que "c'est comme ça? Que c'est pour le bien commun? Parce que l'ordre établit et consensuel ( selon les autorités), c'est ce qui est attendu? Ou alors, parce que le changement dérange les acteurs qui ont un impératif besoin de contrôle sur les autres, parce que leur esprit obtus et rigide ne tolère pas ce qui est différent, ce qui échappe à leur compréhension?




Et dans l'album, il a divers éléments qui deviennent rapidement "subversif" selon cette autorité auto-proclamée et soi-disant "ouvrant pour le bien-commun": Les livres en couleurs, honteusement relégués au fond d'une bibliothèque aux étagères dégarnies; la musique, jouée en cachette dans un appartement; les scènes de théâtre, dépourvue de son rideau rouge et de ses dramaturges; les vêtements de couleurs, qui valent à notre protagoniste un séjour dans la salle de théâtre reconvertie en salle de diffusion de propagande, avec cette vielle télé et ses vieux VHS supposés inculquer quelque bons "comportements sociaux souhaitables: Adaptation, obéissance et discipline". Il y a de quoi rire jaune, surtout quand c'est la couleur de son propre imperméable.
Café Gris, dessins gris, uniformes gris, cahier de travail "Gris", cinéma gris en Techigrey, logos Gris pour la ville, programme de télésurveillance Gris, l'Usine GRIS, au l'aura vu disséminé un peu partout, sur les affiches, les objets, sur les gens, le Gris est omniprésent, en couleur, mais en nom aussi. Ouvrez l'oeil, votre malaise ne tient peut-être pas simplement au texte. D'ailleurs, les miens ont remarqué avec consternation l'emplacement de la bibliothèque, littéralement compressée sous l'un des immenses compartiments de l'usine GRIS, le B5. Il y a quelque chose de profondément heurtant dans cette image, quand on voit un lieu de diffusion du Savoir et de la Culture injustement tassé dans un coin indigne, comme un bâtiment non-essentiel, mais probablement laissé là à dessein. Après tout, dans un régime totalitaire, la Culture est soudain écrasée comme un cafard, si elle ne promeut pas les valeurs et les théories du Parti au pouvoir. Dans cette bibliothèque, les rayonnages ont dépouillées de ses livres aux couverture en couleur ou ayant des illustrations en couleur, remplacés par les huit ou dix livres officiels de GRIS. Et comme dans la sombre époque de l'Index au Québec, on retrouvera les vrais livres dans une pièce secrète, tout au fond, pour les lecteurs les plus audacieux qui iront les y chercher.




Comme j'aime m'attarder sur la psychologie dans les oeuvre, je ne peux pas tourner un coin rond ( et gris) en ne mentionnant pas le très systématique et systémique processus d'homogénéisation psychosocial qui s'opère ici. Ce n'est pas seulement une histoire de couleurs, c'est une histoire de contrôle et le contrôle est plus simple à faire quand les différences sont faciles à voir et que la pensée est la même dans toutes les têtes. Il faut donc un cadre très rigide de comportements attendus, de codes esthétiques simplets, d'un minimum de diversité artistique ( voir aucune de préférence), de code de conduite avec un système punitif et infantilisant pour corriger les récalcitrants, etc. On retire les coiffures funky, les voitures se ressemblent toutes, le code vestimentaire est restreint à peu de chose et les bâtiments expriment un ennui et un cubisme affligeant de laideur. On assiste à de la bonne vieille dictature uniformisante, en somme. Dans ce monde, on pense en gris, parce qu'on veut que les gens se ressemblent tous. Ainsi, l'ordre, ou plutôt l"apparence d'ordre prend le pas sur tout et laisse un monde d'une implacable mécanique bien rodée. Quelle pitié que ce monde édulcoré et sans attrait, épuré de son potentiel créatif. Un monde contre-nature, pour une politique qui l'est tout autant.




À partir d'ici, il y aura des divulgâches.




Heureusement, comme j'aime souvent le rappeler, l'espoir est dans notre jeunesse, qui a le potentiel de réinventer le monde qu'il n'a pas encore contribué à façonner. Nina, en affichant son imperméable jaune, est par conséquent considérée comme un rouage défectueux, une sorte de vilaine tache dans le panorama gris. Après le vidéo moralisateur et la visite d'un "officiel" qui en sait pas mal trop sur elle, Nina se sent plus que jamais le besoin de réagir. Après avoir étudié la chromatologie dans un livre de la bibliothèque secrète, elle comprend alors que le gris, bien qu'il puisse être le produit du mélange entre le blanc et le noir, peut aussi être le produit des couleurs! Elle élabore un plan avec l'aide d'Alan, le garçon qu'elle a rencontré durant sa retenue, un autre porteur de couleurs comme elle, pour investiguer la compagnie qui produit la peinture grise. Après un sabotage des commandes du bureau de contrôle, des nuances de couleurs ont commencés à apparaitre partout et la compagnie ne pouvait plus mentir en arguant de pas avoir de couleurs, puisque son secret était percé à jour. Il ne fallut guère de temps aux citadins de retrouver leurs habits en couleurs, comme si un tout petit geste manquait aux gens pour oser. Il n'y eut ni violence, ni éclat, seulement un retour de teintes colorées dans la peinture. On peut déduire que les choses changeront progressivement. On peut aussi imaginer que les gens ne voudront plus faire marche arrière, ayant eu le gout d'un monde en gris, mais rien de garanti le retours de toutes les libertés. Pour le moment, seules les couleurs ont regagné leur statut. Et c'est un début. J'imagine que le bris de confiance envers les instances devrait être un bon catalyseur de changement, car maintenant que les gens savent les cachoteries du régime en place, il est plus facile de contester leur légitimité et moins adhérer aveuglément à leur perceptions du monde.


Le texte est assez long, j'estime donc que pour une lecture seule, les 10-12 ans du 3e cycle sont les plus qualifiés pour cette lecture, et il en va de même pour la compréhension générale des thèmes de ce livre, quand même plus poussés que la majorité des albums jeunesse. Une lecture feuilleton pour les 8-9 ans reste envisageable, je pense qu'ils peuvent cerner le côté "oppressant" et absurde de cet univers, ainsi que le côté militant de Nina, qui part en croisade contre le méchant système. Quand aux ados, ça pourrait assurément leur plaire aussi et ils vont sans doute mieux cerner les détails semés un peu partout dans les non-dits et les illustrations. Peut-être pourront-ils faire des parallèles avec certaines dictatures réelles, également.




Enfin, mention aux superbes illustrations en aquarelle, où le jaune est réellement puissant dans ce monde gris. J'aime que les tubes de peintures de la pages de garde reviennent dans la boutique de loisirs créatifs où Nina scrute les produits par sa vitrine. Toutes ces déclinaisons de gris, avec chacune son petit nom, a ceci de bien qu'il en va de même pour toutes les couleurs. S'il en existe autant seulement pour le gris, imaginez maintenant le répertoire chromatique entier! J'aime également que les plans varie, de manière à accentuer le ressenti du point de vue du lecteur: Plan en plongée pour cet homme officiel qui vient menacer Nina, larges plans panoramiques pour montrer les imposantes infrastructures de cette ville aux apparences de métropole, à la fois tassée sur elle-même en raison des gratte-ciels, mais aussi vaste au regard de l'Usine Gris qui occupe un espace déraisonnable dans la ville. Nina, mon petit poussin minuscule dans cet espace impersonnel et artificiel, me semble être le point focal sur lequel même nous, lecteurs, nous rattachons pour ne pas s'égarer dans cette immensité grise. Inversement, quand les couleurs se montrent enfin, elles occupent tout un espace, comme de petits coins de paradis bien cachés. Dans un style réaliste précis et rendu avec une minutie remarquable, monsieur Kuhlmann nous offre encore une fois de quoi régaler l'oeil. J'ajoute que ce style graphique rend aussi ses albums très large spectre sur le lectorat, autant pour les jeunes du lectorat intermédiaire que pour les ados, les jeunes adultes et les adultes.




À l'heure où la démocratie recule dans le monde, il est sans doute bon de rappeler que nos droits et nos libertés tiennent à peu de chose et qu'il est somme toute facile de les contester au nom de la paix sociale et du maintient de l'ordre. Néanmoins, il serait également bon de souligner, comme cet album le fait, que les diversités jouent un rôle essentiel dans cette liberté et qu'elles sont menacées par des pensées et des visions radicales. Les arts, la culture et l'expression des différences sont d'excellents indices d'une santé sociale. Il importe d'entretenir une saine méfiance quand leur présence et leur expression sont menacées, car cela ne sera à l'avantage que d'un petit groupe avide de pouvoir et convaincu de leur propre importance. Et rappelons-nous que nous avons tous un pouvoir, celui de choisir ce que nous pensons et entreprenons.




Pour un lectorat intermédiaire à partir du 3e cycle primaire, 10-12 ans




*Critique d'Ileauxtrésors, Babelio, En ligne
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