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Critique de HordeDuContrevent


Abattoir 5 est un classique de la littérature de guerre. Certes. Mais c'est avant tout un livre halluciné qui part dans tous les temps et dans tous les lieux, c'est-à-dire à la temporalité éclatée, à la géographie disloquée. Un livre de science-fiction empreint d'humour noir et absurde qui propose un pas de côté étonnamment doux pour relater une sombre rétrospective historique. Un roman délirant et déluré, politiquement incorrect, mélangeant la poésie à l'horreur, l'humour au burlesque. Un livre inclassable devenu un classique.

Ainsi vont les choses.

Il faut dire que Vonnegut a fait une promesse à Mary (à qui il dédicace son livre) la femme de son ami qui fut soldat avec lui : il promet qu'il écrira certes sur le massacre de Dresde, là où le soldat Vonnegut de la 106e division d'infanterie américaine a été fait prisonnier, mais sans en faire un récit classique de guerre débordant de patriotisme mièvre, de héros vaillants et combatifs, car aucun texte ne doit donner envie de faire la guerre, en faire l'apologie, les soldats si jeunes sont de la chair à canon. Ce sont encore des enfants. D'où le titre complet : « Abattoir 5 ou la croisade des enfants ». le texte se devait être résolument décalé, mettre en valeur toute l'horreur et l'absurdité des combats. Mission ô combien réussie…Dès le titre et la première page nous comprenons que ce livre de guerre ne sera pas commun :

« Abattoir 5
Ou
La croisade des enfants
Par Kurt Vonnegut
Germano-américain de quatrième génération
Qui se la coule douce au cap Cod.
Fume beaucoup trop,
Et qui, éclaireur dans l'infanterie américaine,
Mis hors de combat et fait prisonnier
A été, il y a bien longtemps de cela,
Témoin de la destruction de la ville
De Dresde (Allemagne)
La Florence de l'Elbe
Et a survécu pour en relater l'histoire.
Ceci est un roman
Plus ou moins dans le style télégraphique
Et schizophrénique des contes
De la planète Tralfamadore
D'où viennent les soucoupes volantes
Paix »

Alors, certes, la ligne directrice du roman est bien calée sur la biographie de Vonnegut. Après être fait prisonnier, en février 1945, le prisonnier de guerre Vonnegut est à Dresde et travaille dans un abattoir. du 13 au 15 février 1945 a lieu le bombardement de Dresde par les Alliés. C'est l'un des plus grands carnages de civils de la Seconde Guerre mondiale : 7 000 tonnes de bombes (dont des bombes au phosphore) sont déversées en trois vagues qui feront plus de 35 000 morts. le soldat Vonnegut fut l'un des sept rescapés américains, sauvés pour s'être enfermés dans une cave d'abattoir qu'il nomme "Slaughterhouse Five" ("Abattoir 5"). Cette expérience traumatisante, décrite dans son roman Abattoir 5, serait même mentionnée dans pas moins de six de ses autres ouvrages. Libéré en mai 1945 par les troupes soviétiques, il revient aux États-Unis, et reçoit un Purple Heart.

Ainsi vont les choses.

Mais, et tout est dans ce mais, au lieu de nous offrir un récit linéaire, classique, il éclate cette linéarité, la tord en tout sens…il entremêle des récits dans le récit, et use avec férocité d'un humour noir, nous laissant souvent pantois, parfois hilare. C'est corrosif à souhait. C'est schizophrénique. C'est fou.
Que sont ces récits dans le récit ? Il s'agit de sauts dans le temps et dans l'espace qu'arrive à faire un certain Billy Pilgrim. Ainsi nous le voyons parfois vieil opticien américain dépressif, puis, sans crier gare, après un simple battement de cil par exemple, jeune soldat américain prisonnier à Dresde dans un ancien abattoir au moment du bombardement et de la destruction totale de la ville, et hop jeune vétéran qui revit sa lune de miel avec l'imposante Valencia, ou encore, et là c'est vraiment truculent, humain kidnappé par les extraterrestres Tralfamadoriens afin de l'exhiber dans un zoo sur leur planète.

L'humour et le ton résolument décalé permettent de mettre davantage en exergue l'horreur de la guerre. Certains passages absolument terrifiants sont très vite contrebalancés par une situation plus légère ou burlesque permettant au lecteur de respirer. « Seuls le savon et les bougies sont d'origine allemande. Ils se confondent dans leur fantomatique opalescence. Les Américains n'ont pas la possibilité de s'en rendre compte, mais les bougies et le savon sont constitués de la graisse des Juifs, des Gitans, de pédés, de communistes et autres ennemis de l'État qu'on a fait fondre. Ainsi vont les choses ».

Même si cela est louable et constitue un exercice très délicat, cette façon de faire n'est pas unique. Je pense au livre chroniqué par Paul (@Bobfutur), Catch 22 de Joseph Heller par exemple, ou encore La vie est belle de Roberto Benigni. Ce qui fait vraiment la singularité de ce livre-là est sa non linéarité. Un récit linéaire aurait donné lieu à une énumération de souvenirs mais là ce n'est pas le cas : le procédé narratif de sauts bondissants dans le temps permet de vivre les événements, d'être là et non de se souvenir simplement. de faire du passé un moment présent. Billy Pilgrim glisse d'une période à une autre, souvent en ricochets, il est projeté, il rebondit dans le passé, dans le futur…embrasse en sauts temporels toute sa vie et saupoudre chacune des périodes d'interrogations philosophiques. Billy le bien nommé Pilgrim devenu pèlerin…

« Billy ne saisit plus le temps que par saccades, ne décide pas lui-même de sa destination, et les voyages ne sont pas forcément drôles. Il jure avoir constamment le trac car il ne sait jamais dans quel recoin de sa vie il va devoir tenir son prochain rôle ».

Pour accentuer cet effet de sauts temporels de ce Billy unique, certains éléments se retrouvent dans les différentes périodes temporelles. La couleur bleu, par exemple, revient comme un leïtmotiv et se retrouve par ricochet dans plusieurs situations temporelles. Ainsi les pieds nus des morts des soldats « tout bleus avec des tons d'ivoire », et les pieds de Billy en vieil opticien « s'est levé dans le clair de lune. Il se sentait spectral et iridescent, comme enveloppé de fourrure lustrée gorgée d'électricité statique. Il a baissé les yeux vers ses pieds nus. Ils avaient des tons d'ivoire sur fond bleu ». Ou alors le mélange de rose et de gaz asphyxiant, parfois haleine fétide de Billy au réveil après avoir trop bu, parfois odeur des milliers de morts sous les décombres.

Pourquoi ce saut dans l'espace pourrions-nous nous demander si ce n'est de donner une touche de science-fiction au récit, science-fiction dont Vonnegut ne cesse de faire l'apologie dans tout le récit de façon touchante, ce genre permettant selon lui de recréer un univers et une personnalité ? Cela permet, me semble-t-il, de penser autrement, d'appréhender avec les Tralfamadoriens une autre vision du temps, non linéaire, de discerner la permanence des instants, la fugacité de notre passage, de souligner encore davantage l'absurdité de la guerre. « Ce n'est qu'une illusion terrestre que les minutes se succèdent comme les grains d'un chapelet et qu'une fois disparues elles le sont pour de bon ».

Kurt Vonnegut a été très audacieux en choisissant de raconter le bombardement de Dresde dans un livre de Science-Fiction burlesque et déjanté. Inclassable, il pétille d'inventivité, d'humour mais aussi d'une certaine résignation mélancolique. La répétition de « Ainsi vont les choses » tout au long du récit à chaque évocation de la mort, sonne comme une fatalité, mais une fatalité acceptée : c'est ainsi et il faut savoir profiter du moment présent.

« Tout temps est le temps du tout. Il est inaltérable. Il ne se prête ni aux avertissements ni aux raisonnements. Il existe, un point c'est tout. Décomposez-le en moments et vous comprendrez que nous sommes tous, comme je l'ai déjà signalé, des insectes dans de l'ambre ».
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