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Critique de Bouteyalamer


Etienne de la Boétie : de la servitude volontaire (traduction en français moderne et analyse par Alain Mahé, avec une traduction en arabe et en kabyle, éditions Bouchene)
Cette déclamation fameuse étonne par sa violence, une violence égale à l'encontre du tyran et de ceux qui acceptent sa tyrannie : Mais ô bon Dieu ! Que peut-être cela ? Comment dirons-nous que cela s'appelle ? Quel malheur est-ce ? Quel vice, ou plutôt quel vice malfaisant ? Voir un nombre infini de personnes, non pas obéir, mais servir, non pas être gouvernés mais tyrannisés ; n'ayant ni bien ni parents ni femme ni enfants, ni leur vie même, qui soit à eux? (p 35). le seul avantage [du tyran] c'est celui que vous lui faites pour vous détruire [...] Comment a-t-il le moindre pouvoir sur vous que par vous ? Comment oserait-il vous assaillir s'il n'était d'intelligence avec vous ? Que pourrait-il vous faire si vous n'étiez pas receleurs du voleur qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes? Vous semez vos champs afin qu'il les ravage. Vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pillages. Vous élevez vos filles afin qu'il ait de quoi assouvir sa luxure. Vous élevez vos enfants afin que, dans le meilleur des cas, il les envoie dans ses guerres et les conduise à la boucherie, qu'il les fasse les agents de ses convoitises et les exécuteurs de ses vengeances (p 41-3). Quand il est désigné, « vous » c'est le peuple: C'est le peuple qui s'asservit et qui se condamne de sa propre faute et qui, ayant le choix d'être serf ou d'être libre, repousse sa liberté et prends le joug. C'est le peuple qui consent à son mal ou plutôt le recherche (p 39). [Le peuple] sert si librement et si volontiers qu'on dirait à le voir qu'il a non pas perdu sa liberté mais gagné sa servitude (p 53).

Selon La Boétie, la force des armes n'est pas la cause de ce vice malfaisant, de cette intelligence avec le tyran: Ce ne sont pas les bandes de cavaliers, ce ne sont pas les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran. On ne le croira pas d'emblée mais c'est pourtant vrai. Ce sont toujours quatre ou cinq qui soutiennent le tyran, quatre ou cinq qui lui tiennent tout le pays en servage (p 79). Cependant la force des armes va étendre et maintenir la tyrannie dans une construction pyramidale: Ces six ont six cents qui profitent sous eux et font de leurs six cents ce que les six font au tyran. Ces six cents en tiennent six mille sous eux. Ils les ont élevés à une dignité leur conférant ou le gouvernement des provinces ou la gestion de la fiscalité […] En somme, qu'on en arrive là par les faveurs ou les avantages, par les gains ou les regains qu'on a avec les tyrans, il y a en fin de compte presque autant de gens auxquels la tyrannie semble être profitable que de ceux auxquels la liberté serait agréable (p 79).

Les causes de la servitude sont l'ignorance, l‘habitude et la religion : Il n'est pas croyable comme le peuple, dès qu'il est assujetti, tombe si soudain dans un tel et si profond oubli de la liberté qu'il n'est pas possible qu'il se réveille pour la recouvrer (p 50). Les tyrans eux-mêmes trouvaient bien étrange que les hommes puissent supporter un homme leur faisant mal. Il tenaient beaucoup à se parer de la religion et, s'il était possible, emprunter quelque parcelle de la divinité pour soutenir leur méchante vie [...] En France, les nôtres semèrent je ne sais quoi du même genre : des crapauds, des fleurs de lys, l'Ampoule et l'oriflamme... (p 75). Mais La Boétie va plus loin puisqu'il affirme que la servitude est volontaire: Il n'y a que la liberté que les hommes ne désirent pas. Uniquement, semble-t-il, parce que s'ils la désiraient, ils l'auraient : comme s'ils refusaient de faire cette belle acquisition parce qu'elle est trop facile (p 41). Voire. Est-ce le défi d'un jeune homme (La Boétie a écrit LSV à 18 ans), une façon de mettre l'asservi face à sa responsabilité quand il peut encore résister ? Ou est-ce la dénonciation d'un vice de la nature humaine, un désir de soumission, présent chez chacun et qu'on doit reconnaître et combattre ? On ne trouve pas littéralement dans LSV le désir d'être dominé, qui va plus loin que la passivité devant la domination, sinon dans le calcul servile et intéressé de l'entourage immédiat du tyran. Pourtant cette extrapolation a été formulée et Alain Mahé discute cette « interprétation exemplaire » de Claude Lefort p 302. Une vue plus réaliste est que la tyrannie est souvent installée par la force. Elle peut l'être par la ruse dans un coup d'état, mais en cas de succès le tyran dispose bientôt de la force économique et militaire. La Boétie écrit que : Il y a trois sortes de tyrans. Les uns ont le royaume par l'élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par la succession de leur lignage (p 49). La première est illustrée par Napoléon III après sa période libérale, la seconde par la révolution russe, la troisième par la monarchie héréditaire de droit divin où les rois disposent non seulement de la force économique et militaire, mais aussi de la légitimité religieuse qui protège l'absolutisme et ouvre la voie à la tyrannie. Ces exemples sont bien sûr anachroniques, tout autant que les exemples antiques rapportés par La Boétie. Mais dans ces exemples et beaucoup d'autres (les fascismes, Pol Pot), il ne suffit pas de le vouloir pour être libre.

Quel remède ? La Boétie ne s'y attarde pas. Par autocensure il n'évoque ni la révolte armée ni le tyrannicide. Il donne comme moyen ou comme condition de résistance l'amitié, qui fait toujours défaut au tyran : L'amitié, c'est un nom sacré, c'est une chose sainte. Elle ne se met jamais qu'entre gens de bien et ne se cimente que par une mutuelle estime […] Il ne peut y avoir d'amitié là où il a cruauté, là où est la déloyauté, là où est l'injustice. Et entre les méchants, quand ils s'assemblent, c'est un complot, non une compagnie. Ils ne s'entr'aiment pas mais ils s'entr'craignent : ils ne sont pas amis mais ils sont complices (p 87). LSV est un monument énigmatique qui n'apporte pas de solution à l'opposition liberté-tyrannie, mais qui stimule la réflexion dans un style étincelant. Dans le monde présent de flottement politique, d'abandonnisme, de terrorisme et de contre-terrorisme, sa traduction en arabe et en kabyle l'ouvre à un autre monde culturel.
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