Sous le charme de ses yeux trop bleus

Il semble se passer de drôles de choses dans ma vie. Par exemple, j’ai beau tenter de me remémorer ma journée complète d’hier, il y a des trous dans mes souvenirs. Qu’est-ce qui pourrait causer ces blancs de mémoire ? Je suis jeune pour souffrir d’Alzheimer, mais l’idée me traverse tout de même l’esprit. Il s’agit peut-être de symptômes précurseurs de la maladie. Les gens qui en souffrent ne se réveillent pas un matin en étant lourdement atteints ; il doit y avoir une progression. Non, je m’inquiète probablement pour rien, il y a sans aucun doute une explication très logique à tout cela.

On est parfois maladroit, on ne regarde pas toujours où on va, on est inattentif, ce qui explique qu’on vole les places de stationnement des autres.
En plus de me trouver bizarre parce que je l’ai percuté « comme une bombe », il doit se dire que je délire.

J’ouvre le roman, qui m’a chaudement été recom mandé par des collègues de travail. Il m’a fallu un temps fou pour l’obtenir à la bibliothèque et je dois le retourner d’ici deux semaines. Le compteur tourne ! Je lis quelques pages, puis je le referme. Je ne pourrais même pas résumer ce que j’ai lu.

Ma mémoire me fait défaut. La dernière chose que je me rappelle, c’est que je prenais un verre assise tranquillement à une table avec les filles… puis plus rien. C’est étrange. Et si quelqu’un avait mis de la drogue dans mon verre ? Ce n’est pas improbable. Cela expliquerait que je me sois réveillée si tard ce matin et que je n’aie presque aucun souvenir de ma soirée.

Je n’ose pas tourner la tête, de peur de croiser le regard de l’homme. Pas qu’il me fasse peur, au contraire, mais je sens que je vais encore une fois m’humilier devant lui, et je n’en ai vraiment pas envie. Je sors dehors sans anicroche et je respire un bon coup dans l’air frais de la nuit. Quelle journée ! Et elle n’est pas terminée. Il faut aller voir cette affiche. De nouveau, je sens l’angoisse monter en moi, mais cette émotion est interrompue par la sonnerie de mon téléphone. Je le sors de mon sac et regarde l’identité de l’appelant à travers la vitre fissurée. Ce n’est pas un numéro que je connais, mais il provient tout de même de la région. Je me dis que c’est peut-être mon père ou ma mère qui tentent de me joindre, mais qui ne se trouvent pas à la maison, donc je réponds. Une voix de femme m’interpelle.

Comme je suis enfant unique, je ne suis pas certaine de comprendre ce petit jeu entre sœurs. Je laisse tout de même Suzie partir, et Carole pousse la porte moins d’une minute plus tard.

La panique est revenue. C’est encore cet homme ; celui qui m’a autant effrayée ce matin. Même si ses traits étaient flous dans mon esprit, ça ne peut qu’être lui. S’il est à la télé, ça doit être quelqu’un de populaire. Pourtant, il ne me dit absolument rien. Je reste ainsi dans le cabinet de toilette jusqu’à ce que je me sente un peu mieux.

Je n’aime pas tellement être le centre d’intérêt. De toute façon, Carole a probablement raison. Dès que je recevrai mon prix, tout reviendra à la normale. Je réagis seulement à la pression du moment. Je savais que ça me stressait, mais je n’aurais jamais pensé que cela pouvait exercer un si grand pouvoir sur moi. Je devrais en parler à Lola et lui demander de récupérer le prix à ma place. Elle comprendra et ça lui fera probablement plaisir de monter seule sur la scène.

Je me sens comme une parfaite imbécile. Je ne sais pas ce qui est pire entre cet instant ou le moment où je niais que je n’avais jamais rencontré le propriétaire de la salle d’entraînement. Difficile de trancher. Carole ne paraît pas trouver la situation complètement débile.

Suzie éclate de rire. Enfin, elle semble reprendre ses esprits. Durant le cours, on aurait dit une parfaite inconnue. J’ai eu plus d’interactions avec la fille d’à côté, qui m’a demandé de me taire, qu’avec mon amie. Je suis les sœurs jusqu’au vestiaire où elles ont laissé leurs vêtements de rechange et, en passant, je jette un œil discret à la réception.