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Critique de Kirzy


°°° Rentrée littéraire 2022 # 25 °°°

C'est un roman sombre, très sombre, qui plonge le lecteur dans la dure réalité du Sápmi, territoire des Samis, le peuple autochtone scandinave, dans la Suède du Nord du cercle polaire arctique, littérairement peu explorée.
La scène inaugurale est forte et poursuivra le lecteur durant tout le récit. Elsa, neuf ans, fille d'éleveurs de rennes samis, est témoin du meurtre brutal de son faon Nástegallu. Elle a vu le criminel, elle sait que c'est un Suédois, un voisin du nom de Robert Isaksson. Elle choisit de garder le silence, traumatisée par le geste menaçant de l'homme. Mais le lecteur sait. Sa famille sait car ce n'est pas la première fois qu'on s'en prend à leurs rennes dans la région. Elle n'oubliera pas ce qu'elle a vu ni le visage du tueur. le lecteur non plus. Dix ans après, Elsa est prête à la confrontation, prête à mener le combat pour que les crimes contre les rennes s'arrêtent.

La fiction rejoint la réalité. L'auteure s'est inspirée de faits divers récents, compulsant une centaine de plaintes déposées par des éleveurs samis signalant des attaques contre leurs troupeaux, rennes torturés, mutilés, tués, par sadisme, par xénophobie, ou braconnages à des fins lucratives pour revendre clandestinement des steaks de rennes à des restaurants. Toutes classées sans suite comme «  infractions insuffisamment caractérisées ». Au mieux les actes sont considérés comme des « vols » ( cf le titre ), le plus souvent ils ne déclenchent qu'indifférence auprès d'une police débordée devant couvrir de vastes étendues dans des territoires arctiques peu peuplés.

Dans ses remerciements, Ann-Helén Laestadius affirme : « Ce livre existe en moi depuis de nombreuses années ». Cette urgence de dire affleure dans chacune des 430 pages de son roman car il met en lumière le racisme structurel et les nombreuses discriminations que connaissent ce peuple, voire la haine de certains Suédois considérant les Samis comme des privilégiés avec leurs droits d'usage de la terre. Or, ces droits constitutionnels sont sans cesse bafoués, la renniculture menacée par l'industrie minière, les parcs éoliens, le tourisme et le réchauffement climatique qui perturbe leur déroulement traditionnel. le lecteur découvre stupéfait ces injustices. le roman délivre une critique sociale forte au message universel qui s'étend bien au-delà de la Suède. Impossible de ne pas y lire des résonances avec le sort des Autochtones amérindiens.

Elsa est une superbe héroïne. On la découvre fillette puis jeune adulte, courageuse et déterminée à se tailler une place dans la société. Elle n'hésite pas entrer dans l'arène face à Robert Isaksson qui continue à torturer et tuer des rennes en toute impunité. L'empathie est totale avec elle, d'autant plus qu'elle mène un double combat, externe au monde sami et interne. Elsa aspire aux rôles traditionnels masculins, elle veut devenir chef d'exploitation de son sameby ( structure administrative d'élevage ), ce qui dérange la société patriarcale sami. Plus largement, Anne-Helén Laestadius nous montre une héroïne en permanente réflexion sur son identité, sur le poids des héritages qui peut faire ployer certains ( magnifiques personnages de Hannah, sa tante, ou de Lasse son cousin ) ou en porter d'autres comme elle :

« Être sámi, c'est porter son histoire avec soi. Se trouver, enfant, devant un lourd sac à dos et choisir ou non de le porter. Mais comment choisir autre chose que de porter l'histoire de sa famille et de transmettre son héritage ? Elle sentit comme un coup de poing dans le ventre. Lasse avait essayé, il avait hésité et porté, pourtant à la fin il n'en avait plus la force. Mais dire qu'on avait envie d'autre chose, c'était inacceptable. »

La voix d'Elsa retentit fort et loin, faisant de son histoire une lecture marquante et puissante, d'autant qu'elle est portée par une voix d'écrivaine à la fois assurée, singulière et poétique. Les mots de l'auteure dans certaines scènes distillent un décalage voire une étrangeté qui laisse sourdre une menace (comme avec l'oreille du faon mutilé conservé par Elsa comme une amulette ou un memento mori) tout en laissant exploser la beauté de la nature du Sápmi ou des traditions samis dans des descriptions touchantes.

Ann-Helén Laestadius a beaucoup de choses à dire, presque trop parfois, le roman aurait pu être un peu plus resserré sans perdre en pertinence. Par les nombreuses thématiques évoquées, sociétales comme plus intimistes, son roman a connu un énorme retentissement en Suède, pays en plein débat pour savoir s'il doit ratifier la Convention 169 de l'OIT (Organisation internationale du travail), qui a pour but de protéger les droits des indigènes et tribaux, en l'occurrence des près de 30.000 Samis suédois.
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