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Critique de batlamb


« A-t-il fallu qu'il adorât la Beauté (…) pour l'insulter avec tant de soin, pour s'ingénier, comme il le fait, tout le long de son livre, à en dénaturer les formules ! »

Cette réflexion de Léon Bloy sur Lautréamont m'est revenue au moment de songer à un autre poète français né à Montevideo. Je veux parler de Jules Laforgue, dont la démarche dans ces Moralités Légendaires me paraît comparable à celle que Bloy prête à son aîné dans Les chants de Maldoror. En effet, avec ce recueil, Laforgue s'évertue à défigurer les héros des chefs d'oeuvres d'antan : Hamlet, Persée et Andromède, Elsa et Lohengrin, Pan, Salomé, Saint Jean-Baptiste… ils perdent tous la tête, afin que notre poète leur substitue les traits de son visage facétieux.

L'image que ces personnages donnaient autrefois de l'amour et de la mort est ici raillée, parodiée, désacralisée, massacrée, « massacrilégée », pour reprendre le néologisme de la belle Elsa, qui aimerait bien se voir infliger ce sort par un Lohengrin regrettant, au pied d'un lit conjugal luxuriant, les hauteurs métaphysiques dont son cygne l'a fait descendre ! À l'inverse, Hamlet cherche en vain à échapper à l'attrait morbide des symboles évoquant Ophélie et sa tombe, sans que le cynisme et sa nouvelle amante ne lui soient d'aucun secours.

En somme, l'amour ne s'accomplit pas facilement : ce bel idéal est ankylosé par des symboles et des discours volontairement grotesques, qui oblitèrent la rencontre entre l'homme et la femme. La nouvelle sur Salomé pousse ce procédé à son paroxysme, car l'héroïne et Iokanaan ne communiquent pas, tandis que la danse iconique de Salomé se retrouve transposée dans la seule narration, qui fait perdre la voix au saint et entraîne le lecteur dans un ahurissant grand-huit d'exotisme baroque effréné, au rythme de loopings syntaxiques et de mots rares s'étageant jusqu'à des hauteurs lexicales suffocantes. En guise d'apogée, Salomé étouffe à son tour la parole du narrateur pour achever le pauvre lecteur d'une logorrhée crypto-érotico-bouddhiste pleine de fumisterie, où Laforgue n'est pas loin d'asphyxier sa propre philosophie.

Car oui, même la beauté de son oeuvre d'écrivain et de sa vie, Laforgue ne la respecte pas. Au point de se moquer inconsciemment de son avenir dans la plus courte histoire, le miracle des roses, où un amant suicidé envoie maladroitement des pétales rouges sang recouvrir la poitrine d'une phtisique, lui offrant le faux espoir d'une guérison. L'oeuvre de Laforgue est-elle semblable à ces pétales de roses pouvant encore faire croire à sa vie, même après que la maladie l'eût emporté à 27 ans ?

Un sort d'autant plus triste que la seule moralité où l'amour parvient à s'accomplir est la toute dernière, que Laforgue composa pendant sa brève existence d'homme marié : répugnée par la pseudo-beauté surfaite et hypocrite de Persée, Andromède s'abandonne au grotesque, au monstrueux, pour pousser cette logique jusqu'au bout et la faire éclater, retrouvant une forme originelle, une vérité simple et enfouie qui unifie le Tout : les mythes et les hommes. "Tout est dans tout", c'est la proto-moralité que Pan ne cesse de répéter comme un refrain, mis en musique par sa flûte pour lui redonner les "influx de vigueur et de tendresse réelle" chers à Rimbaud, car l'Adieu à la beauté peut permettre de mieux revenir à elle.
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