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Critique de AugustineBarthelemy


Quattrocento, quelque part en Italie, dans une cité-État que l'on peut identifier à Florence avec l'édification de ses campaniles, Piccolino le nain sert son maître Leone, « fidèle comme un chien ». le récit du nain reconstitue un morceau de vie quotidienne d'une Cour dans la Renaissance italienne. On pourra aisément reconnaître en Leone la figure de Laurent de Médicis : comme lui, il est mécène et protecteur des arts, un guerrier belliqueux et rusé. de même, on reconnaît dans la figure du dirigeant ennemi, Il Toro, celle de Ludovic Sforza, dit « Il Moro », duc de Milan. Maître Bernardo, mécéné par Léonce, n'est-il pas le double fictionnel de Léonard de Vinci, philosophe, inventeur de machines intrigantes, peintre de la Cène et du portrait de la princesse Angelica au sourire énigmatique ? Enfin, le redoutable condottiere Boccarossa n'évoque-t-il pas Andrea Doria ou Prospero Colonna, qui vendaient leur fidélité au plus offrant ?

Dans le soin apporté aux descriptions des costumes, les détails des étoffes et des parures, les odeurs, les banquets et les mets servis, les moeurs et les préoccupations de la Cour, le récit nous plonge dans ce siècle en faisant appel à nos cinq sens.

Mais au-delà de son aspect historique, le roman de Pär Lagerkvist c'est le portrait d'un être exclu de toute sphère sociale, Piccolino, qui nous entraîne dans l'obscurité d'une âme dévorée par la solitude et confite de haine envers les hommes. le nain est tout autant le « fléau de Dieu », un nouveau Satan porté sur le mal, qu'un être souffrant de sa difformité qui le tient éloigné de la société des hommes.

Dans sa misanthropie, Piccolino aime à dévoiler ce qui se cache derrière les apparences : « Tous ces êtres qui se donnent le nom d'hommes et vous remplissent de dégoût. Pourquoi existent-ils ? Pourquoi se repaissent-ils de rire et d'amour et règnent-ils si orgueilleusement sur la terre. Oui, pourquoi existent-ils ces êtres lascifs, éhontés, dont les vertus sont pires que les vices. Puissent-ils brûler en enfer ! » et à ramener l'homme à sa part bestiale pour les avilir, il en va ainsi dans sa description d'un banquet somptueux, rendu proprement écoeurant, où la gloutonnerie des gens de la Cour les ramène au rang de bête : « Ils ouvraient de larges bouches pour y introduire les trop gros morceaux, les muscles de leurs mâchoires travaillaient à l'unisson sans arrêt et l'on pouvait voir leur langue triturer la nourriture à l'intérieur de leurs bouches. » Il souligne aussi leurs trop nombreuses contradictions : dans les conversations entre Leone et Maître Bernardo, les voilà qui tour à tour son persuadés de la grandeur de l'homme puis de sa petitesse, de son immense liberté puis des chaînes qui les tiennent prisonniers.

Mais rien n'égale sa haine des femmes, dont il ne supporte même pas l'odeur. La cause de sa misogynie ? sa difformité, qui l'exclut aussi de toute sphère érotique. Il n'aime rien moins que de rabaisser la femme du prince, Theodora, qui le prend pour complice de son adultère en le faisant porteur de ses missives amoureuses. Il se plaît à rapporter dans son journal sa déchéance physique, sa laideur morale, à la tourmenter sur le plan spirituel. Toute forme d'amour le dégoûte et le répugne. Quand il surprend l'amour naissant entre Angelica et Giovanni (le fils d'Il Toro), il bout de colère et d'indignation, incapable de voir en ces deux jeunes gens la pureté spirituelle de leur amour, qui s'oppose à la corruption et à l'abjection du reste de la Cour. Il n'aura de cesse de vouloir le détruire, entraînant des conséquences funestes pour la famille du Prince et le devenir de son état.

Mais cette haine du genre humain est le corollaire de la haine de soi : « C'est mon sort de haïr les gens de mon espèce. Ma propre lignée m'est exécrable ! Mais je me hais aussi moi-même. Je dévore ma chair imbibée de fiel. Je bois mon sang empoisonné. » Se croyant libre du fait de sa marginalité, contempteur de la race humaine, il subvertit toutes les valeurs, même les plus sacrées.

Ainsi, il voit en Boccarossa un chevalier valeureux, à l'image de ceux qui peuplent les romans courtois, lui qui n'est qu'un mercenaire, fidèle à l'argent, pilleur et voleur. Lui-même se voit en guerrier « A mes yeux la guerre n'est pas un divertissement. Je veux lutter, je veux tuer ! Non pour m'attirer la gloire, mais pour le plaisir de l'action. » alors qu'il n'est qu'un vulgaire criminel, méprisable et lâche. Il n'hésite pas à parodier l'Eucharistie (ce qui lui vaudra d'être mis aux fers) et, lors du banquet de réconciliation entre les deux Princes, il le transforme en dernier repas du Christ, jouissant de son pouvoir alors qu'il admire l'agonie des participants, après avoir versé du poison dans leur coupe. Une traîtrise odieuse qu'il prend pour son grand acte héroïque.

Se prenant pour Satan, rival de Dieu, il est dans l'erreur constante, ne comprenant pas son aliénation, aveugle à ses chaînes. Ainsi, le terrible Lucifer sera ramené au rang de bouc-émissaire, portant le poids des fautes et des erreurs de son Prince Leone, qui sacrifie celui qui n'était que son reflet insupportable et grotesque. [...]
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