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Critique de isabellelemest


Quel plaisir de lire enfin un roman indéniablement ambitieux, dans son propos comme dans son écriture !
Le Québécois Kevin Lambert y poursuit son projet de peinture sociale, après Querelle, consacré à une grève dans une scierie : il se place ici à l'autre bout de l'échelle, celui des privilégiés, des hyper-riches dont la réussite couronne leur carrière à la tête des grandes compagnies internationales, en faisant le portrait d'une femme de génie oeuvrant à la charnière entre création artistique et entreprise privée. Car Céline Wachowski, brillante architecte montréalaise, issue d'un milieu modeste, s'est hissée au rang des plus grands par sa volonté, son habileté, sa puissance créatrice, elle dont des centaines de bâtiments prestigieux portent la signature de par le monde, ce qui ne va pas sans compromis avec les diverses formes de pouvoir.
La « geste » de Céline s'ouvre par une fête fastueuse et mondaine réunissant tout le gratin de Montréal, politiciens et hommes ou femmes d'affaires, bien souvent toutefois des êtres prétentieux et vides, parmi lesquels Céline, figure mythique de 67 ans, paraît à l'apogée de sa gloire. Mais c'est sans compter les revirements de l'opinion publique, après un article malveillant paru dans la revue élitiste du New Yorker, suivi d'un campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux qui dénoncent cette réussite insolente, forcément fondée sur l'exploitation et les abus de pouvoir, voire d'autres crimes rédhibitoires. Brutalement congédiée par son C.A. Céline est-elle coupable de tout ce dont on l'accuse ? Elle qui voulait par ses ouvrages apporter de la beauté au monde, n'est-elle pas complice de la gentrification et de l'insupportable crise du logement qui expulse et broie les plus modestes ?
Un roman remarquable par sa plongée au coeur même de l'élite de l'argent et du pouvoir, dans son intimité et ses réflexes de préservation, alors que leur fortune et leur mode de vie luxueux ne permettent même plus à ses membres de comprendre les gens ordinaires, a fortiori les pauvres, quelles que soient leurs bonnes intentions ou leurs oeuvres caritatives (on pense à Melinda Gates). Toutefois l'auteur refuse un manichéisme simplificateur et reste volontairement dans l'ambivalence : rien n'est tout blanc ou tout noir, et les militants qui s'acharnent contre Céline apparaissent moutonniers, naïfs ou manipulés.
Dans la ligne des grands romanciers français, Balzac et surtout Proust, il veut peindre de l'intérieur ce milieu des privilégiés, entre fascination et répulsion, entre dénonciation et une forme de sympathie. Il prend avec originalité le contrepied des stéréotypes avec son héroïne qui n'est pas un mâle blanc âgé mais une femme énergique, dont le plus proche collaborateur, Pierre Moïse, est un architecte haïtien gay, un peu trop lisse et trop parfait, sans vraie complexité, après que la relecture du manuscrit par une « lectrice sensible » (sensitivity reader) en a sans doute gommé les aspérités.
Ce qui frappe surtout c'est la richesse rare du style : de magnifiques phrases amples, complexes, denses se déploient pour décrire, analyser, dénoncer, suggérer. Enfin une écriture littéraire digne de ce nom ! C'est si exceptionnel qu'on en ressent une profonde gratitude envers l'auteur.
Bien que le roman comporte peu de péripéties et encore moins de dialogues (où le parler québécois fait des apparitions voulues), les pensées des personnages étant exprimées au style indirect, il se lit d'une traite. le lecteur reste fasciné par ce récit d'une chute après les cimes de la réussite, suspendu à ce fil narratif dans l'attente d'une résolution de l'énigme sociale et humaine, car le secret du personnage ne se révèle qu'en toute fin, dans un clin d'oeil à Citizen Kane.
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